Brouillon - Idée de séminaire possible

Les limites de l’humain

Les limites de l’humain

Par Chantal Labelle, biologiste, doctorante en bioéthique à l’ULB et à l’Université de Montréal, membre du comité d’éthique d’IRIS.

Introduction

Modifications génétiques, recherche sur l’embryon, insertion de puces dans le cerveau, nanotechnologie… Les nouvelles technosciences questionnent, c’est le moins que l’on puisse dire. Elles modifient notre environnement (OGM, technologies de l’information, prothèses…), mais aussi l’humain lui-même. Est-ce que l’humain sera encore humain une fois lié intrinsèquement à ces technosciences ? Ces dernières nous renvoient donc à une question primordiale : qu’est-ce que l’humain ? Le propos de ce texte porte sur des avancées technoscientifiques qui remettent en question notre vision de l’être humain. Le statut de l’embryon et celui de l’artifice seront questionnés. Les nouvelles possibilités dans le domaine de l’intelligence artificielle, en manipulation génétique et en xénotransplantation ainsi que le mouvement qui prônent leurs développements – le transhumanisme – seront présentés. Pour débuter, un parallèle sera établi entre la question des limites de l’humain et celle de la vie.

Vivant/non-vivant

La dichotomie humain vs non-humain ou encore poser la question : qu’est-ce qui sépare l’humain du non-humain ? renvoie à une première question : qu’est-ce qui sépare le vivant du non-vivant ? Quelles sont les caractéristiques du vivant ? Cette première opposition sera questionnée. Dans les formations universitaires du domaine de la biologie, cette question est rarement, voire jamais, posée. Comme si ce qui est vivant allait de soi ou comme si les zones d’ombre n’intéressent pas le biologiste. Alors que la définition de la vie demeure controversée ; l’objet de recherche même des biologistes n’est pas sans questionnement. Sa définition varie quelque peu d’un domaine scientifique à l’autre : les spécialistes d’AI (Artificiel Intelligence) et d’ALife (Artificiel Life) ne voient pas le concept de « vie » de la même façon qu’un spécialiste de biologie marine ou un spécialiste des exo-planètes à la recherche de vie. Il y a tout de même un consensus sur le fait qu’un assemblage localisé de molécules devrait être considéré comme vivant s’il se régénère continuellement, s’il se réplique et s’il est capable d’évoluer. La régénération et la réplication impliquent la transformation de molécules et d’énergie de l’environnement en agrégats cellulaires et l’évolution nécessite qu’il y ait des variations qui se transmettent d’une génération à l’autre lors de l’activité cellulaire2. Suivant cette définition, les virus ne sont pas vivants.

En 2002, l’équipe du Dr Wimmer, financée par le Pentagone3, rapporte dans Science qu’ils ont réussi à produire le virus de la polio, c’est-à-dire « a minute particules that can view both as chemicals and as « living » entities »4. Les auteurs démontrent ainsi qu’il est possible de synthétiser biochimiquement un agent infectieux en l’absence d’un patron naturel.La question demeure, même pour les scientifiques : est-ce qu’un virus est vivant ? Par contre, il est argumenté que si nous retrouvons traces de virus sur Mars ou sur toute autre planète, nous dirons qu’il y a vie sur celle-ci. En 2005, une équipe du Center of Disease Control5 (CDC) fabrique le virus de la grippe espagnole. Construire un génome à partir d’ADN le plus souvent acheté sur internet n’est donc plus une difficulté. Cet été, Craig Venter est allé encore plus loin en fabriquant Synthia, une bactérie synthétique6. Son équipe a utilisé des fragments d’ADN achetés sur internet afin de reproduire le génome de Mycoplasma mycoides et l’a inséré dans Mycoplasma capriculum. Les cellules synthétiques de Mycoplasma mycoides se reproduisent, les caractéristiques de capriculum disparaissent et les cellules deviennent de « vraies » Mycoplasma mycoides. Ceci fait dire à Craig Venter que sa vision de la définition de la vie a changé. « We have ended up with the first synthetic cell powered and controlled by a synthetic chromosome and made from four bottles of chemicals.7,8 » Il dira aussi, au sujet de sa bactérie, qu’elle est : « The first self-replicating species we’ve had on the planet whose parent is a computer.9,10 ». M Venter a le don pour les déclarations chocs : certains diront qu’il exagère la portée de sa fabrication. Certains diront : « He has not created life, only mimicked it »11. D’autres diront que sa bactérie synthétique n’est pas le résultat de l’évolution – autre critère utilisé pour caractériser le vivant- et que donc, elle n’est pas vivante. En effet, le physicien Steen Rassmussen qui travaille à la mise au point de la première cellule réellement artificielle avec le Dr Packard a cette vision.

« […] most now agree that one key difference — perhaps the only one — between life and non-life is Darwinian evolution. For something to be alive, it has to be capable of leaving behind offspring whose characteristics can be refined by natural selection. »12, 13

Leur domaine de recherche s’appelle Alife, pour Artificiel Life. Les usages de la technologie qu’ils tentent de mettre au point auront des impacts énormes. Le débat sur la définition de la vie sera, lorsqu’un chercheur dans le domaine d’ALife réussira à créer la vie, intense. Bien sûr, Craig Venter et les autres scientifiques perçoivent qu’il y a des risques, mais les avantages sont d’un autre ordre. Plusieurs tentent de mettre au point des cellules qui capteraient le gaz carbonique, qui fabriqueraient des vaccins ou encore du biofuel. Craig Venter a d’ailleurs reçu des fonds imposants par des compagnies pétrolières, Exxon Mobil plus précisément, afin de développer des algues qui produiraient du fuel. La compagnie BP a aussi investi dans la compagnie de M Venter, Synthetic Genomics.14

Conclusion

Ainsi, la création de vie artificielle ne fait que commencer ; ce n’est plus de la science-fiction ! Nous sommes entrés dans l’ère de la biodiversité artificielle. En plus de l’ALife, un autre nouveau domaine scientifique fait son apparition : la biologie synthétique. Des conférences internationales ont été organisées, la Commission européenne s’y intéresse, par le biais du Groupe européen pour l’éthique qui a publié en 2009 un document sur l’éthique de la biologie synthétique.

Une question intéressante que posent ces nouveautés scientifiques porte sur les zones d’ombres entre les phénomènes physiques et les phénomènes biologiques. Ces technologies nous font voir combien une définition de la vie est difficilement approchable.

« But at what point would it actually become alive? Perhaps at no particular point, says Dr Bedau [un philosophe et spécialiste de la question de la séparation entre la vie et le non-vivant], who thinks it is quite possible that the living and the non- living are separated not by a clear, distinct line but by a wide grey area in which the Bug [c’est le nom donné à la cellule synthétique que créera Rasmusen] is partly but not totally alive. « Our conception of what life is will evolve as we learn more and acquire the ability to make things that are more and more alive. »15,16

Ainsi, l’utilisation stricte de l’opposition vivant/non-vivant ou autrement dit la recherche d’une définition précise du vivant apparaît sans fin. Mais surtout, la limite posée ne sera qu’artificielle et ne permet pas de rendre compte de la complexité de la réalité étant donné qu’il y a continuité entre le non-vivant et le vivant.

Humain vs non-humain

Il apparaît que la recherche d’une définition de l’humain fait face au même problème. La limite entre l’humain et le non-humain ne va pas de soi, même si au quotidien, nous pourrions en avoir l’impression. Voyons quelques situations liées à des avancées technoscientifiques qui permettent de constater combien arbitraire sera la limite qui nous sépare du non-humain.

L’embryon

Ce qu’est un être humain semble aller de soi. Par contre, dans des situations précises, dans des zones d’ombre, la limite devient floue. Les technosciences créent ce genre de situation comme nous le verrons, mais un exemple évident nous vient à l’esprit quant à savoir s’il s’agit d’un être humain ou non : l’embryon. La question est posée depuis longtemps : l’avortement est-il permissible ? Tant que la religion était une autorité établie, la réponse allait de soi. Lorsque l’on doit donner une raison rationnelle sur ce qu’est un embryon et à partir de quel moment il est interdit d’avorter, la question devient plus difficile. Définir le moment du début de notre humanité individuelle a d’autres impacts. Lorqu’une femme fait une fausse-couche tard dans sa grossesse, le foetus de 23 semaines peut-il avoir une identité sociale et un enterrement ou sera-t-il brûlé avec les autres déchets biologiques de l’hôpital ? Émotionnellement nous n’accordons pas le même statut à un embryon de quelques jours qu’une femme perd sans même savoir qu’elle est enceinte, à un foetus d’une vingtaine de semaines qui est mort-né et à un bébé prématuré qui peut vivre. Un entretien avec une assistante sociale17 m’a permis de constater comment cette situation est vécue et combien est importante la loi.

La loi belge du 21 juillet 1971 encadrant les prestations familiales est importante quant aux droits et obligations des parents vis-à-vis d’un foetus mort-né. En effet, le moment clé est 180 jours après la conception. Certains calculent cela à 26 semaines d’aménorrhée d’autres à 28 semaines : le calcul n’est pas très clair. Aux hôpitaux Érasme et St-Luc, le moment charnière est 26 semaines. Il y a donc un avant et un après 26 semaines. Lorsqu’une femme subit une interruption de grossesse pour des raisons médicales avant 26 semaines ou si une femme fait une fausse-couche avant 26 semaines, il n’y a pas de déclaration à l’état civil, pas de nom, pas de prime de naissance, pas de congé de maternité, mais les parents peuvent décider de prendre en charge le corps. Si les parents décident de ne pas prendre en charge le corps, il sera incinéré avec les autres déchets biologiques de l’hôpital. Pour certains parents, prendre en charge le corps signifie devoir débourser au minimum 1000 € pour des funérailles : certains n’ont pas cet argent. Et pour certains, incinérer le corps de leur foetus va à l’encontre de leurs croyances. Dans certains cas, certaines équipes hospitalières leur proposent de faire venir un ministre du culte de leur choix et d’organiser une cérémonie intime dans la chambre ou à la morgue. Mais il demeure que le foetus sera incinéré avec les autres déchets de l’hôpital ou, s’il présente un intérêt médical, sera mis dans le formol.

Si la fausse-couche a lieu après 26 semaines de grossesse, alors la mère a droit à un congé de maternité, une prime de naissance d’environ 1000 € – ce qui couvre plus ou moins les frais pour des funérailles – et une déclaration à l’état civil a lieu. Par contre, si les parents ne sont pas mariés et que le père n’a pas reconnu l’enfant à la commune (ce qui ne peut se faire qu’à partir de 26 semaines de grossesse), le bébé ne pourra pas recevoir le nom du père. Cette situation est dans certains cas compliquée et problématique, surtout pour les pères. Dans un cas d’interruption médicale, une autopsie est effectuée presque automatiquement.

Dans certains hôpitaux, l’accompagnement des parents ne se fait que si la fausse-couche a lieu après 22 semaines. C’est du cas par cas et cela varie d’un hôpital à l’autre.

Les situations moins évidentes ont lieu quand la fausse-couche a lieu à 17 ou 20 semaines, mais où le foetus a la grosseur et ressemble à un bébé de 23 semaines. D’autant plus qu’aux yeux de la mère, déjà à 17 semaines, le foetus ressemble à un bébé. Mais la mère ne sera justement pas reconnue comme mère. Par contre, la situation est tout autre quand la fausse-couche a lieu à 26 semaines, mais que le foetus est mort depuis un certain temps.

L‘assistante sociale ne se base que sur le formulaire rempli par le gynécologue pour déterminer si c’est un cas d’avant 26 ou après 26 semaines. Le médecin a une certaine marge de manoeuvre dans les cas où la fausse-couche a lieu tout près des 26 semaines, mais le dossier contient le suivi de grossesse : leur marge de manoeuvre est donc plutôt mince.

Ainsi, le droit dicte aux assistants(es) sociaux(les) si ce foetus sera reconnu ou pas. La situation est par contre bien vécue dans la grande majorité des cas étant donné que les parents peuvent prendre en charge le corps avant les 26 semaines de grossesse. L’assistante sociale en entretien ne voit donc aucune zone d’ombre, aucun problème : elle suit la loi, la loi lui dicte quoi faire. La loi et l’encadrement par l’équipe médicale permettent de plus aux parents de se sentir entourés, encadrés dans un moment où ils perdent tout contrôle. Rares sont les situations, selon cette assistante sociale, où cette limite pose problème. À la question « mais pourquoi 26 semaines et pas 24 ou 28 ? », la réponse est claire : « c’est la loi ». Elle ne s’est pas demandé s’il y a des raisons médicales à cette limite de 26 ou 28 semaines.

La question du statut de l’embryon s’est posée à nouveau au moment où les fécondations in vitro ont été utilisées. À partir des années 80′, des embryons ont été congelés. Quand les « parents » n’en veulent plus, qu’en faire ? Est-ce que ces embryons sont des enfants potentiels que nous devons protéger ou sont-ils des amas de cellules humaines pouvant aider à comprendre et guérir certaines maladies ? Voilà une des grandes questions que pose la procréation médicalement assistée.

Autre question posée par une technoscience : le clonage. Suite à la naissance de Dolly en 1997, le débat a été lancé. Il existe deux types de clonages : thérapeutique et reproductif. Ce dernier a été formellement interdit par un texte adopté par l’UNESCO en 1997 et par l’ONU l’année suivante18. Mais la question se pose : est-ce qu’une cellule énuclée dans laquelle on insère un génome est un embryon ? Un embryon ne provient-il pas de la fusion de deux cellules ? S’il ne s’agit pas d’un embryon, alors il n’y aurait aucun problème à produire de telles cellules pour des fins de recherches. Mais d’un point de vue éthique, toute cellule qui possède la potentialité de se développer en être humain ne devrait-elle pas avoir statut d’embryon ? Cette situation fait dire à Lucien Sève, membre du Comité National d’éthique de France jusqu’en 2000, :

« Que les fantastiques avancées en cours des savoirs et des techniques bouleversent à un degré certainement mal mesuré encore la façon dont se présentent les premiers moments de la vie humaine, et qu’elles exigent par-là même une troublante redéfinition de nos concepts habituels en la matière, ce n’est pas douteux. »19

L’artifice

Je porte des lunettes, mon père un dentier, plusieurs personnes âgées un pacemaker ou une hanche artificielle. La technique fait partie de nous, elle pallie à une anomalie ou un manque. Comme le dit Dominique Lecourt, « la réalité technique ne peut pas être pensée sans la considérer comme une dimension essentielle des êtres humains dont le caractère propre est de se montrer en perpétuel devenir, animés d’une dynamique constructive et destructive permanente. »20

Mais qu’en est-il quand l’artifice ne pallie plus, mais nous améliore ? Y a-t-il une limite à notre amélioration ? Y a-t-il une « nature humaine » à préserver ? Pour certains, qui souvent sont appelés bioconservateurs, la réponse est positive : on se doit d’évaluer chacune des nouvelles technosciences modifiant l’humain et en interdire certaines. Un représentant de cette position est Francis Fukuyama qui développe sa pensée dans l’ouvrage Our Posthuman Future où il affirme que :

« […] the most significant threat posed by contemporary biotechnology is the possibility that it will alter human nature and thereby move us into a « posthuman » stage of history. This is important […] because human nature exists, is a meaningful concept, and has provided a stable continuity to our experience as a specie. »21,22

L‘auteur définit ce qu’est, selon lui, la nature humaine ou le Facteur X comme il l’appelle. Ce facteur n’est pas que la capacité de faire des choix moraux ou la raison ou le langage ou la sociabilité ou la possibilité de ressentir des émotions ou la conscience ou le fait d’avoir des sens, mais plutôt l’amalgame complexe de toutes ces caractéristiques. Selon lui, le transhumanisme est l’idée la plus dangereuse qui soit. Si la population a peur des nouvelles technologies, c’est non pas pour des raisons de coût ou de danger, mais bien parce que les technosciences risquent de nous faire perdre notre humanité. Plusieurs auteurs ont une opinion semblable. Léon Kass, par exemple, est contre le posthumanisme. Il est un intellectuel américain important étant donné qu’il a été président du President’s Council on Bioethics de 2001 à 2005. Il affirme, entre autres, que c’est notre état de mortel qui fait notre grandeur. D’autres encore, comme Jeremy Rifkin, vont dans ce sens. Mais ces intellectuels ne sont pas organisés comme l’est leur opposé, le mouvement du transhumanisme. La World Transhumanism Association (H+), définit ce terme comme suit :

« […] the intellectual and cultural movement that affirms the possibility and desirability of fundamentally improving the human condition through applied reason, especially by developing and making widely available technologies to eliminate aging and greatly enhance human intellectual, physical, and psychological capacities. »23,24

Ce mouvement prône l’amélioration de l’être humain en usant de toutes les post- technologies possibles. Des chercheurs comme Max More, Nick Bostrom, Ray Kurzweil, Natasha Vita-More, Hans Moravec, Gregory Stock et James Hughes en sont des représentants. Ils ont leurs associations (Humanity +25, Extropy Institute26), leurs symposiums, leurs journaux, publient des ouvrages27. Ils travaillent dans différentes disciplines ; ils sont informaticiens travaillant entre autres en AI, philosophes, artistes, sociologues. Leur but est d’utiliser toutes technosciences permettant de nous améliorer physiquement et intellectuellement et de nous permettre de vivre plus longtemps, voire éternellement. Ces technologies n’existent pas encore, mais se développent.

Par exemple, on a pu voir en 2004 Oscar Pistorius28, ce sud africain handicapé médaillé d’or aux Jeux Paraolympiques courant le 400 mètres aussi vite que la médaillée d’or des Jeux olympiques de cette même année. Il a été refusé aux Jeux olympiques pour la raison suivante : son handicap est un avantage par rapport aux autres coureurs sans prothèse. Mais ses prothèses, il les considère comme ses propres jambes, aucunement comme un artifice.29

Le cyborg, comme Pistorius en est un exemple, est défini comme un mélange d’humains et d’artificiel. D’autres cas de cyborg sont connus, comme Neil Harbisson, un peintre daltonien à qui on a implanté un « oeil » afin qu’il puisse « entendre » les couleurs. Ces exemples en sont de palliation à un handicap. Dans d’autres cas, il s’agit d’amélioration de capacités. Par exemple, Kevin Warwick, ce professeur de cybernétique anglais qui pilote le projet de recherche Cyborg. En 1998, il s’est fait implanter une puce sous la peau de son bras. Cette puce émet un signal radio capté par différentes antennes placées dans son centre de recherche et renvoie un signal à un ordinateur. Ainsi, les portes s’ouvrent lorsqu’il s’en approche, la lumière s’allume lorsqu’il entre dans un local et l’ordinateur lui dit « bonjour » ! En 2002, il s’est fait implanter dans son bras un assemblage d’électrodes relié à ses fibres nerveuses. Le signal est ainsi dans les deux sens : l’ordinateur recevra des informations sur ses mouvements, mais pourra aussi lui envoyer un signal et ainsi créer des sensations artificielles.30

AI – Intelligence Artificielle

Les ordinateurs sont au centre de deux autres domaines qui questionnent l’humain : l’intelligence artificielle et la robotique. Les développements rapides dans ce domaine laissent plusieurs espérer la création prochaine d’un ordinateur imitant le comportement humain. Déjà plusieurs robots en imitent certains. Le domaine de l’AI est vaste et concerne la mise au point de technologies de reconnaissance faciale, de reconnaissance de la voix (qui est maintenant très près de nos capacités), de locomotion, de manipulation, de raisonnement (tout le monde connaît Deep Blue), la planification, etc. Certains utilisent les concepts des sciences cognitives et des sciences informatiques. La compagnie Google travaille à créer « un cerveau géant » informatique31. Les développements sont nombreux et certains croient qu’il est possible de créer un ordinateur qui sera plus intelligent que l’homme. Le concept de singularity est utilisé pour désigner un moment où les nouvelles créations technoscientifiques seront tellement importantes qu’elles créeront un avant et un après qu’on ne peut ni prédire ni comprendre étant donné nos limites. Certains annoncent que ce moment se produira lorsqu’une intelligence plus grande que la nôtre, un « super ordinateur » sera mis au point. D’autres imaginent plutôt que ce sera l’amélioration de notre intelligence par des puces, par des modifications génétiques, une drogue, etc, qui créera le moment de « singularity ». Peu importe la technologie impliquée, Ray Kurzweil et d’autres pensent que ce moment est proche. M Kurzweil, un inventeur connu dans le mouvement du transhumanisme, a fondé une université : « Singularity University ». Google et la Nasa y participent. Cela démontre que l’idée de Kurzweil est prise au sérieux. Mais M Kurzweil -et tout le mouvement transhumanisme- est aussi perçu comme une religion par d’autres32, permettant à ses croyants de dépasser leur peur suscitée par leur condition humaine. Leur mouvement est basé sur cette prédiction : une intelligence, disons Internet collapse et se transforme en une intelligence artificielle plus grande que celle de toute l’humanité réunie, devient vivante. Elle décide de ne pas nous exterminer et plutôt de nous digitaliser. Nous devenons immortels. D’ici là, ils nous disent d’attendre. Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen de rendre la population confortable avec les technosciences.

D‘autres s’inquiètent pour des raisons différentes. Quand l’intelligence artificielle permettra d’avoir des conversations et des interactions avec eux, nous les considérerons de plus en plus comme des personnes -ceux qui ont vu le film « 2001 : Odyssé de l’espace » de Kubrick penseront à HAL – et puis potentiellement l’inverse, nous considérerons de plus en plus les personnes comme des machines.33

Xénotransplantations

Des avancées dans le domaine médical font aussi réfléchir à ce que nous sommes. La première transplantation cardiaque a eu lieu en 1967. À l’époque, on se questionnait sur les effets d’avoir le coeur d’un autre. Les questions étaient nombreuses sur ce qu’allait ressentir le transplanté, cet homme vivant grâce et avec le coeur d’un autre. Et les médecins devaient faire accepter le nouveau concept de mort cérébrale. Encore maintenant, la symbolique du coeur rend cette transplantation impressionnante. Comme nous le savons tous, le nombre d’organes disponibles pour les greffes est bien inférieur aux besoins. Certaines machines sont mises au point pour pallier à ce manque, mais une autre avenue est envisagée : recourir à nous cousins les cochons. Ils pourraient bien sûr être modifiés génétiquement afin de s’approcher de nous. Les défis sont encore nombreux, entre autres au niveau de la sécurité, mais déjà, un cochon produit du sang humain. L’équipe du docteur Platt a injecté des cellules souches humaines à un embryon de cochon. Une fois adulte, son sang contenant des cellules dont l’ADN était de cochon, des cellules dont l’ADN était d’humain et des cellules où l’ADN des deux espèces est mélangé. Ce cochon a été mis au point ou inventé ou modifié -quel mot serait juste ? — en 2004 à la Mayo Clinic. Dr Platt, qui travaille d’ailleurs à la Mayo Clinique, a exploré la faisabilité de transplantations d’organes inter-espèces. Les chirurgiens greffent des valves cardiaques de vache ou de cochon depuis déjà un certain temps sans que cela ne cause trop de remous. On imagine bien recevoir des cellules ou du tissu, mais qu’en est-il d’un organe entier, et précisément le coeur ?

Manipulations génétiques

Nous mangeons sûrement des organismes génétiquement modifiés. Les plantes sont modifiées génétiquement depuis 20 ans. Les animaux depuis les années 80′. Au départ, surtout des animaux de laboratoire, comme des souris produisant telle ou telle protéine. Ou d’autres animaux, mais pour le commerce cette fois, comme le GloFish. Alba est un lapin dont le génome contient un gène qui n’est pas retrouvé chez tous les autres lapins, le GFP pour Green Fluorescent Protein : ce lapin est fluorescent dans le noir. Il devient vert ! Il a été mis au point, créé par un laboratoire français à la demande de l’artiste américain Eduardo Kac. Cet artiste a aussi créé une fleur et une plante génétiquement modifiées. Son art questionne les limites entre le vivant et le non-vivant et entre l’humain et le non-humain.

Donc, il est possible de modifier génétiquement des plantes et des animaux. L’homme est-il si différent ? Pouvons-nous modifier génétiquement l’humain ? En 2000, Venter annonçait avoir décrypté le génome humain. Nous connaissons notre génome et les gènes impliqués dans plusieurs maladies. Déjà dans les années 90′, des protocoles de recherche tentent de guérir des patients en utilisant la thérapie génique. Des enfants bulles seront guéris, mais les résultats positifs ne sont pas nombreux ; le financement ira en diminuant. Si cette technique venait à fonctionner, elle pourrait aussi servir, non plus à guérir, mais à améliorer certaines caractéristiques chez un individu.

Le DPI, diagnostic préimplantatoire, pose aussi question. Lorsque nous connaîtrons mieux notre génome, il nous sera possible de choisir l’embryon ayant les caractéristiques de notre choix : aucune maladie dont il sera possible de tester la présence, couleur des yeux, de cheveux, grandeur, musculature, etc., voire même certains traits de la personnalité. Déjà, il est possible dans certains centres de fécondation in vitro américains de choisir le sexe de l’enfant par pur choix personnel. Plusieurs crient à l’eugénisme. Jeremy Rifkin, connu pour ses positions conservatrices, dira « The old eugenics was steeped in political ideology and motivated by fear and hate. The new eugenics is being spurred by market forces and consumer desire. »34, 35 Encore faut-il savoir de quel eugénisme parle-t-on. S’il s’agit d’éliminer certaines maladies, plusieurs seront pour. Mais que penser du fait que nous éliminons présentement un grand nombre des embryons porteurs de la trisomie 21 ? En créant une société où la faiblesse et le handicap sont considérés comme devant être éradiqués, que deviendra notre capacité à prendre soin des plus faibles ?

Le mouvement transhumaniste ne se pose pas cette question. Il est plutôt prédit et souhaité qu’il sera possible de créer de nouvelles caractéristiques à l’embryon jusqu’à créer une nouvelle espèce.36

Conclusion

Aucune définition concernant notre « nature » humaine ne nous aide à tracer une ligne claire, une démarcation précise entre ce qui sera humain et ce qui ne le sera pas une fois que nous serons modifiés par les technologies que je vous ai présenté. Le facteur X de Fukuyama, cet amalgame de toutes nos caractéristiques, du langage à la conscience, ne nous permet pas de dire si nous serons humains ou non avec un coeur de cochon, un gène anormal mis sous silence par modification génétique et une puce dans notre cerveau. Le statut que nous donnons à un embryon auquel nous aurions introduit un nouveau gène produit artificiellement est inconnu et évolutif, comme ont évolué les statuts des animaux et de l’environnement. Entre ce qui est humain et ce qu’il ne l’est pas, il y a une grande zone grise. Sans définir ou donner un statut à ce qu’est un embryon surnuméraire, nous ne savons qu’en faire. Se donner le choix entre le définir humain (et donc lui donner le statut d’un humain et ainsi définir comme meurtre sa destruction) ou comme non-humain (et donc pouvoir les produire, les utiliser et les jeter comme toutes autres cellules vivantes) ne rend pas compte de la complexité de la réalité.

À mon sens, le droit, et la place prépondérante qu’il a dans notre société, a un rôle à jouer dans cette situation. Le droit nous oblige à mettre des limites, à définir : de définir combien de jours les chercheurs peuvent étudier un embryon humain, de définir quelle maladie sera recherchée dans un dépistage préimplantatoire… Mais il ne semble pas qu’une définition de la « nature » humaine, qu’une distinction entre humain et non/humain, ne soit responsable de ces choix, car il semble y avoir continuité et non pas opposition.

La bioéthique ?

La bioéthique, avec ses institutions qui sont maintenant mondialisées, peut-elle répondre à ces questions ? Une bioéthique universelle -si elle peut l’être- peut-elle mettre à jour des concepts, des outils ou des méthodes qui permettront aux avancés technoscientifiques de ne rien nous faire perdre, mais d’y gagner ?

Historique : ici et ailleurs

Un ouvrage de Van Rensselaer Potter, publié en 1971, porte le titre « Bioethics Bridge to the Future ». Ce biologiste américain est reconnu comme l’inventeur de ce terme. Mais le terme bioéthique utilisé par Potter renvoie à un concept différent du sens qui lui est maintenant attribué. Potter fait le constat suivant : la survie de l’homme est menacée par différents problèmes ; si nous voulons assurer la survie de l’homme, nous nous devons d’agir. Les problèmes démographiques, de pollution et les guerres sont des enjeux qui menacent la survie de l’homme. À ces derniers s’ajoute le danger que représente la science ou la connaissance. La connaissance dangereuse est ainsi celle qui n’a pas été acquise parallèlement à la sagesse nécessaire pour en faire bon usage. Potter affirme la nécessité urgente de développer cette sagesse. Pour se faire, il propose de mettre sur pied un comité interdisciplinaire afin que les sciences et les humanités puissent réfléchir aux dangers, à leurs conséquences et à des solutions. Le but est d’assurer le futur de l’humanité.

Le terme de bioéthique sera repris dans un sens différent par André Hellegers qui fondera le Kennedy Institute of Ethics en 1971. De cette naissance aux États-Unis, la bioéthique a pris racine ailleurs. Né du contexte social, culturel et intellectuel particulier37 de la fin des années soixante, le nom et le concept sont repris au Canada, en France et en Belgique plus ou moins rapidement. Des chercheurs et des praticiens de différentes disciplines s’intéressent aux questions éthiques que suscite l’avancement des sciences biomédicales, la pratique et la recherche médicale. Certains fondent des centres de recherche, mettent sur pied des programmes d’études universitaires. Des comités d’éthique voient le jour. En France, une loi dite de Bioéthique est votée. En trente ans, ce concept sera utilisé à tous les niveaux gouvernementaux, fera son entrée à l’université, des cours de bioéthique font maintenant partie des cursus des étudiants de médecine, de biologie et de biochimie de plusieurs universités nord-américaines et européennes. La bioéthique est maintenant reconnue mondialement : des instances supra-gouvernementales utilisent le mot bioéthique. Nous n’avons qu’à penser au Comité Directeur pour la Bioéthique du Conseil de l’Europe, le Groupe européen d’éthique de la science et des nouvelles technologies de la Commission Européenne. L’UNESCO s’est dotée d’un programme de Bioéthique constitué du Comité international de Bioéthique (CIB) et du Comité intergouvernemental de Bioéthique (CIGB). L’UNESCO a de plus adopté par acclamation la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme le 19 octobre 200538.

La bioéthique a émergé en Belgique au milieu des années 70’, même si bien évidemment, certains débats dits maintenant de bioéthique étaient présents précédemment. C’est plus précisément autour de la question de l’expérimentation humaine que le domaine de la bioéthique a réellement commencé à prendre forme. En effet, c’est à cette période que des comités d’éthique seront mis sur pied afin d’encadrer la recherche effectuée sur des humains. D’abord nés de l’initiative individuelle et prenant des formes multiples, ils seront au fil des ans de plus en plus institutionnalisés. L’expérimentation sur l’être humain est ainsi la préoccupation majeure du début de la bioéthique en Belgique, avec, en toile de fond, le débat sur l’avortement qui perdure. La difficulté de ce débat enraye, dans une certaine mesure, celui sur les nouvelles techniques de procréation qui caractérise l’émergence de la bioéthique en France. Cette période est marquée, en Belgique comme aux États-Unis et au Canada, par la présence de théologiens.

Le domaine de la bioéthique se verra, à partir du milieu des années 80’, de plus en plus institutionnalisé. En effet, l’évènement phare de cette période allant jusque dans le milieu des années 90’ est le colloque « La bioéthique dans les années 90’ ». Ce colloque fut particulièrement important : il permit la rencontre entre les acteurs des divers horizons. Acteurs largement enracinés dans quatre différents groupes selon l’appartenance linguistique et l’horizon philosophico-religieux. Cet état de fait a conduit à des « batailles de clans » autour du débat sur l’avortement. La question de l’avortement réglée (la loi dépénalisant partiellement l’interruption de grossesse sera votée en 1990) et la réunion des différents acteurs lors du colloque modifièrent sensiblement l’atmosphère. C’est dans ce nouveau contexte que sera mis sur pied le Comité Consultatif de Bioéthique (CCB), structure phare de la bioéthique en Belgique. C’est aussi à cette période que les comités d’éthique seront de plus en plus légalement encadrés et ce sera aussi la période faste des centres de recherche universitaires. Après que les questions éthiques soulevées par l’expérimentation sur l’humain aient accaparé l’attention, les questions de début et de fin de vie seront de plus en plus soulevées. Plusieurs philosophes prirent part aux débats.

Il est plus difficile de caractériser l’évolution récente de la bioéthique, mais il semble que la bioéthique s’est de plus en plus « nationalisée » et « judiciarisée »  en Belgique : les débats bioéthiques ont lieu principalement au CCB et plusieurs lois seront votées. Les centres de recherche dans le domaine de la bioéthique ne sont plus les pôles d’attraction ; le CCB est désormais l’organe majeur dans le travail de réflexion sur les sujets dits de bioéthique.

Définitions et méthodes

Définir la bioéthique est difficile : son objet et ses méthodes ne font pas l’unanimité. S’agit-il de limiter la science ? D’encadrer les développements des technosciences ? Et de quelle science parle-t-on au juste ? S’agit-il d’aider les chercheurs à faire des choix qui soient éthiques ou de les y obliger ? Et comment déterminer si un choix est éthique ? Quelle méthode utiliser ? En se basant sur des principes, mais lesquels ? Les questions sont nombreuses et le domaine, particulièrement en Amérique du Nord, est vaste. La définition de M Gilbert Hottois aide à établir une base :

« Le mot bioéthique désigne un ensemble de recherches, de discours et de pratiques, généralement pluridisciplinaires, ayant pour objet de clarifier ou de résoudre des questions à portée éthique suscitées par l’avancement et l’application des technosciences biomédicales. »39

Quant aux méthodes employées, elles sont nombreuses, mais je vais m’attarder aux deux méthodes les plus utilisées : le principlisme et l’éthique de la discussion.

Le principlisme est une méthode d’analyse et de résolution de conflit éthique d’origine américaine basée sur une liste de principes. D’abord apparus dans le Rapport Belmont puis présentés par Tom Beauchamps et James Childress dans leur ouvrage de 1978 « Principles of Biomedical Ethics », ces principes découlent de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Il s’agit de l’autonomie, non-malfaisance, bienfaisance, justice. Dans les années 90′, l’analyse de cette méthode a conduit plusieurs à être très critique. Considéré par plusieurs comme un mantra, il demeure que cette méthode a permis à plusieurs praticiens de partager une base de concepts communs afin de dialoguer dans une situation conflictuelle dans un contexte de pluralisme philosophique et religieux. Cette méthode est principalement utilisée en éthique clinique en Amérique du Nord de façon de plus en plus nuancée.

La seconde méthode, l’éthique de la discussion, est influencée par le concept de « diskurethick » de Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas. Cette méthode postule que, vivant dans une société pluraliste, nous ne pourrons nous accorder sur le contenu, mais le pouvons sur la méthode à suivre pour nous entendre : la discussion. Il s’agit donc d’une méthode procédurale. La discussion, avance-t-on, nous permettra d’arriver à un compromis qui sera éthique. Cette méthode est celle utilisée, plus ou moins, par les comités d’éthique. Elle a bien sûr aussi fait les frais de plusieurs critiques.

Institutions

En Belgique, en plus des centres de recherche en bioéthique présents dans presque toutes les universités, des comités d’éthique obligatoirement présents dans les centres hospitaliers, une institution est devenue centrale : le Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique (CCB).

La mise en place d’un tel comité ne fut pas chose aisée ; la Belgique ayant plusieurs niveaux de pouvoirs. Entre le moment où la première proposition a été déposée au parlement et le moment où le comité fut formé, il s’était écoulé presque dix ans.

Les missions du CCB sont de donner un avis sur les problèmes soulevés par la recherche et ses applications dans le domaine de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, les groupes sociaux ou la société tout entière et d’informer la société sur ces sujets. Il est formé d’une quarantaine de membres nommés par différentes instances gouvernementales et non-gouvernementales comme l’Ordre des médecins, le conseil interuniversitaire, conseil national de l’ordre des avocats,etc. Sont assurés la représentation équilibrée des différentes tendances idéologiques et philosophiques, la présence d’un nombre équilibré de membres féminins et masculins, un nombre égal de francophones et de néerlandophones, un équilibre entre membres issus de milieux scientifiques et médicaux d’une part et de milieux philosophiques, juridiques, et des sciences humaines d’autre part. Deux présidents sont nommés pour quatre ans : un néerlandophe et un francophone. La plus part du temps, un est du milieu catholique et l’autre laïque : nous sommes bien en Belgique ! Les 49 avis du CCB sont accessibles dans Internet.40

Une particularité du fonctionnement du CCB est qu’il ne recherche pas le consensus. Le CCB est dans l’obligation de rendre des avis qui reflètent les opinions des membres.

Conclusion

Déjà en 1970, Pierre Antoine publiait « Morale sans anthropologie » : je crois que c’est de cela qu’il est question. J’utiliserai les mots de l’auteur :

« La morale renvoie à une anthropologie et la présuppose. Bien entendu cette anthropologie, aujourd’hui ne va pas de soi […] et c’est pourquoi une question à l’ordre du jour […], pourrait être intitulée : “A la recherche d’une anthropologie”.

Je me demande cependant si ce n’est pas cette question même, jugée fondamentale, qui nous conduit à une impasse. Il faudrait, à tout le moins, préciser ce qu’on entend par anthropologie. Si, comme il apparaît le plus souvent, on entend par là une sorte de vision synthétique de l’homme et de la réalité humaine qui permettrait à l’homme de situer sa propre action et de donner sens à son comportement, il ne suffit pas de constater qu’une telle anthropologie nous fait défaut. Il faudrait se demander si elle est aujourd’hui possible : on s’aperçoit alors que de sérieuses raisons inclinent à répondre par la négative. »41

Ainsi, on ne peut plus parler d’essence de l’homme qui serait bien connue et d’où découleraient nos tâches et nos devoirs. 42

Dominique Lecourt, philosophe français, affirme qu’il y a deux concepts qui posent problème et qu’on doit redéfinir pour pouvoir construire une éthique :

« Il tient à ce que les biotechnologies viennent bousculer les certitudes de la pensée contemporaine qui a cru pouvoir continuer à saisir le monde et à guider les actions humaines en faisant usage de deux notions dont elle n’a pas su, pas pu ou pas voulu renouveler le contenu. La première de ces notions est celle de “la technique” […] la deuxième notion classique dont nous n’avons pas jusqu’à ce jour renouvelé le contenu, celle de “nature humaine”.43

Est-ce que la bioéthique pourra aider à ce travail ? La bioéthique a pour objet les questions éthiques suscitées par les technosciences dans le domaine biomédical. Elle présente deux visées principales : une davantage descriptive où sont mis à jour les oppositions de valeurs et les arguments ainsi que décrites et analysées les problématiques éthiques issues du domaine médical en usant de diverses méthodes (principlisme, casuistique, éthique narrative,…). Une deuxième visée est de portée normative : des codes d’éthique, des normes, des balises sont émises par diverses institutions et sont utilisées afin de réguler la pratique, par exemple, par les comités d’éthique de la recherche qui revoient les protocoles de recherche.

Ainsi, il y a peu de place pour une réflexion de fond sur les limites de l’humain et sa définition dans ce domaine. Ainsi, d’autres devront y réfléchir.

Pour conclure, trois points apparaissent importants. D’abord, il nous faudra nous questionner sur notre capacité même à définir ce qu’est l’humain. L’avènement des sciences humaines modernes au XXe siècle -anthropologie, sociologie, psychologie… – a fait de l’humain un être social, mais n’a certainement pas réussi à le définir, à bâtir une nouvelle anthropologie. Puis, les découvertes technoscientifiques des dernières décennies et leurs capacités à modifier l’humain le ramène à son statut biologique, sans pour autant être en mesure de le définir. Au contraire, nous avons vu comment ces nouvelles technosciences questionnent notre nature et nos limites.

De plus, afin d’apporter des réponses utiles à ces questions, il apparaît clairement qu’il sera nécessaire d’y apporter une perspective historique. Ceci, entre autres, pour mettre en lumière des événements passés qui ont aussi bousculé notre conception de l’humain et ainsi donné un éclairage nuancé aux problématiques actuelles. Henri Atlan met en lumière un “des changements rapides de la condition humaine pour le meilleur et pour le pire” : l’utilisation de la pilule contraceptive et de la machine à laver. Selon l’auteur, ces innovations ont modifié la condition humaine de façon bouleversante. Les nouvelles découvertes ne feront pas plus disparaître l’être humain que ces innovations. “L’homme en ce sens ne peut pas disparaître plus qu’il n’a déjà disparu plusieurs fois déjà, depuis l’apparition d’Homo Sapiens.”44 Une analyse de ces “disparitions” sera nécessaire afin de comprendre les conséquences réelles qu’auront les nouvelles technosciences qui ont été présentées.

Enfin, il apparaît primordial de réaliser qu’une connaissance disciplinaire amène une vision de la réalité qui est parcellaire. Ce n’est que par une réelle multidisciplinarité que nous pourrons mieux comprendre ce qu’est la vie et ce qu’est l’humain et plus globalement prendre pleinement conscience de la complexité de la réalité. Il apparaît ainsi important de permettre un enseignement universitaire qui soit de plus en plus multidisciplinaire. Comme le dit Albert Jacquart “nous devons avoir de notre monde une vision plus réaliste, plus lucide”45. Cette tâche nous incombe aujourd’hui. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons établir des limites à nos actions afin d’assurer notre futur.


1Ce texte fait suite à une conférence donnée par l’auteure le 21 septembre 2010 à l’Hôpital Molière du réseau des Hôpitaux Iris-Sud dans le cadre du séminaire de psychiatrie de ce réseau.

2Steen Rasmussen et al., “Transitions from Nonliving to Living Matter,” Science 303, no. 5660 (2004): 963.

3Andrew Pollack, “Scientists Create a Live Polio Virus,” The New York Times, 12 juilet 2002, http://www.nytimes.com/2002/07/12/science/12POLI.html.

4Jeronimo Cello, Aniko V Paul, and Eckard Wimmer, “Chemical Synthesis of Poliovirus cDNA: Generation of Infectious Virus in the Absence of Natural Template,” Science 297, no. 5583 (2002): 1016.

5Centre de Contrôle des maladies [Traduction de l’auteure]

6Daniel Gibson, John Glass, and Craig Venter, “Creation of a Bacterial Cell Controlled by a
Chemically Synthesized Genome,” Science 329, no. 52 (2010): 52-56.

7Fiona Macrae, “Scientist accused of playing God after creating artificial life by making designer microbe from scratch – but could it wipe out humanity?,” Dailymail Online, juin 3, 2010, http://www.dailymail.co.uk/sciencetech/article-1279988/Artificial-life-created-Craig-Venter–wipe-humanity.html#.

8« Nous nous retrouvons avec la première cellule synthétique fournie en énergie et contrôlée par un chromosome synthétique et fait à partir de quatre bouteilles de produits chimiques. » [Traduction de l’auteure]

9Nicholas Wade, “Researchers Say They Created a « Synthetic Cell »,” New York Time, may 20, 2010.

10« La première espèce sur cette planète qui se reproduit et dont les parents sont un ordinateur. » [Traduction de l’auteure]

11 « Il n’a pas créé la vie, mais l’a seulement imité. » [traduction de l’auteure]

12« La plupart s’accordent maintenant pour dire que la différence clé – peut-être la seule– entre le vivant et le non-vivant est l’évolution darwinienne. Pour qu’une chose soit vivante, elle doit être en mesure de laisser derrière elle une génération dont les caractéristiques peuvent être améliorées par la sélection naturelle. » [Traduction de l’auteure]

13Bob Holmes, “Alive!,” New Scientist 185, no. 2486 (2005).

14Ibid.

15Holmes, “Alive!.”

16« Mais à quel moment est-ce que cela deviendrait vivant ? Peut-être à aucun moment en particulier, dit le Dr Bedau, qui pense qu’il est fort possible que le vivant et le non-vivant ne soient pas séparés par une ligne claire et distincte, mais par une large zone de gris dans laquelle le Bug est partiellement, mais non totalement vivant. Notre conception de ce qu’est le vivant évolue au fur et à mesure que nous apprenons et avons l’habileté à fabriquer ces choses qui sont de plus en plus vivantes. » [Traduction de l’auteure]

17Cet entretien téléphonique a eu lieu le 20 septembre 2010.

18UNESCO, “Législations nationales relatives au clonage humain reproductif et thérapeutique” (UNESCO, juillet 2004), http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001342/134277f.pdf.

19Lucien Sève, Qu’est-ce que la personne humaine ? (La dispute, 2006), 79.

20Dominique Lecourt, Humain, posthumain, Science, histoire et société (Paris: Presses Universitaires de France, 2003), 85.

21Francis Fukuyama, Our Posthuman Future. Consequences of the biotechnology revolution, (New York : Farrar, Straus and Giroux, 2002), 7.

22« […] la menace la plus significative posée par les biotechnologies contemporaines est la possibilité qu’elle altère notre nature humaine et ainsi nous propulse à l’époque historique du posthumain. Ceci est important [..] car la nature humaine existe, c’est un concept significatif qui a assuré une continuité à nos expériences en tant qu’espèce. » [Traduction de l’auteure]

23http://humanityplus.org/learn/transhumanist-faq/#answer_19

24« […] le mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et l’aspect désirable de l’amélioration fondamentale de la condition humaine en usant du raisonnement, spécialement en développant et en rendant accessibles les technologies afin d’éliminer le vieillissement et d’améliorer grandement les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques de l’humain. » [Traduction de l’auteure]

25humanityplus.org

26extropy.org

27Nick Bostrom, How Can Human Nature be Ethically Improved? (Oxford: Oxford University Press, 2005); Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines: When Computers Exceed Human Intelligence (Penguin, 2000); Ray Kurzweil, The Singularity Is Near: When Humans Transcend Biology (Penguin, 2006); Hans Moravec, Robot: Mere Machine to Transcendent Mind (Oxford University Press, 2000); Gregory Stock, Redesigning Humans: Choosing our genes, changing our future (Mariner Books, 2003); James Hughes, Citizen Cyborg: Why Democratic Societies Must Respond To The Redesigned Human Of The Future (Basic Books, 2004).

28Une photo est présentée dans cet article de presse : http://www.dailymail.co.uk/news/article-466904/The-fastest-man-legs-Olympics-sights.html

29Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous?, (Hachette Littératures, Haute Tensio, 2009), 92.

30http://www.kevinwarwick.com/Cyborg2.htm

31Ashlee Vance, “Merely Human? That’s So Yesterday,” The New York Times, 11 juin 2010.

32Robert Geraci, Apocalyptic AI: Visions of Heaven in Robotics, Artificial Intelligence, and Virtual Reality (USA: Oxford University Press, 2010).

33Ibid.

34Cité dans : Harold W. Baillie and Timothy K. Casey, eds., Is Human Nature Obsolete? Genetics, Bioengineering, and the Future of the Human Condition (Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 2005), 124.

35« L’ancien eugénisme était enraciné dans l‘idéologie politique et motivé par la peur et la haine. Le nouvel eugénisme est stimulé par les forces du marché et les désirs des consommateurs. » [Traduction de l’auteure]

36Ibid., 125.

37Renée C. Fox, “The Evolution of American Bioethics : A Sociological Perspective,” in Social Science Perspectives on Medical Ethics (Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1990).

39Gilbert Hottois and Jean-Noël Missa, La nouvelle encyclopédie de Bioéthique, (Bruxelles: De Boeck Université, 2001), p. 124.

40http://www.health.belgium.be/eportal/Healthcare/Consultativebodies/Commitees/Bioethics/

41Pierre Antoine, Une morale sans anthropologie, (Paris : Editeurs Epi, 1970), 9-10.

42Ibid., 19.

43Lecourt, Humain, posthumain, 6-7.

44Ibid.

45Albert Jacquard, Etre humain ? (France: Editions de l’aube, 2005), 51.

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