Brouillon - Idée de séminaire possible

Penser (avec) les morts, panser le lien

Pistes ethnopsychologiques pour une lecture des relations que les endeuillés entretiennent aujourd’hui avec un proche décédé.

Résumé de l’intervention de laura Perichon du 17 septembre 2013

Aujourd’hui, en Belgique, nos conceptions sur le deuil et sur les relations que les vivants et les morts entretiennent suite à un décès sont imprégnées de deux grands héritages philosophiques(1). Le premier, nommé ici le paradigme matérialiste, est celui dans lequel s’inscrit la psychologie académique traditionnelle contemporaine et considère que le mort n’existe pas en tant qu’entité autonome douée d’agentivité. Dans ce paradigme le deuil est pensé comme un processus intrapsychique qui concerne l’endeuillé seulement, et les relations éventuelles vécues avec le mort sont interprétées comme un artefact de la pensée créé pour les besoins économiques de la psyché. Or il existe aujourd’hui chez nous une deuxième position ontologique concernant les morts, représentée par le paradigme supernaturaliste. Dans cette conception, les morts existent en tant qu’entités autonomes avec lesquelles une relation est possible. Ce paradigme bien qu’absent du champ d’étude des sciences actuelles de la nature, est très représenté parmi la population belge (un peu plus de 70 % des Belges francophones pensent qu’il y a quelque chose après la mort(2).

Face à ce constat, je propose de ramener le mort dans le champ de la psychologie du deuil, notamment via les grilles de lectures anthropologiques telles que celle de Robert Hertz(3) et Magali Molinié(4), qui proposent que le deuil ne soit non pas, chez le sujet, la somme des réactions suite à la perte d’un proche, mais plutôt les actes posés par le vivant pour lui-même, pour le mort et pour la transformation de leur relation. J’ai donc, dans mes entretiens effectués avec des personnes qui avaient perdu un proche, tenté de suivre le deuil via les actes posés par les vivants et les effets de ces actes (sur le vivant et/ou sur le mort). Une préoccupation centrale que j’ai décelée chez les témoins est celle de bien laisser partir le mort et/ou de ne pas le retenir, associée à la préoccupation d’un état de paix, que cela soit celui du vivant ou du mort.

Voir le deuil comme l’ensemble des actes posés pour la transformation de la relation entre le mort et le vivant soulève des enjeux spécifiques. Pour la transformation de la relation, le vivant va essentiellement poser des actes de deux types : faire pour soi et/ou faire pour le mort. L’un ou l’autre de ces deux pôles sera plus ou moins investi et d’autre part, faire pour soi revient souvent pour le vivant à faire aussi pour le mort aussi (par contagion) et vice versa. L’évolution du mort et du vivant se fait donc dans le même mouvement, jusqu’à ce que le mort atteigne un statut de bon mort (figure tutélaire, ancêtre fondateur ou protecteur, guide, ange…) et que les endeuillés re-joignent la communauté des bons vivants (un vivant comme les autres, qui s’est transformé suite au deuil et qui entretient une relation chaleureuse avec le mort). La relation peut acquérir une nouvelle stabilité sans pour autant devenir figée.

C’est donc la transformation de la relation via la transformation simultanée et mutuelle du mort et du vivant qui est l’enjeu principal du deuil tel que je propose de le penser avec la grille de lecture ethnopsychologique. Cette transformation peut être mise en oeuvre et observée essentiellement via les actes posés par les vivants et les effets qu’ont ces actes sur eux ainsi que sur les morts et la relation qui les lie. Cette transformation possède une temporalité et des modalités uniques qui dépendent du vivant, du mort et la relation qui les unissait avant le décès. Dans les interactions qui constituent la relation entre le vivant et le mort, c’est la possibilité d’une dynamique vécue de part et d’autre comme porteuse d’évolution qui sera autant de signes que le vivant et le mort ne se retiennent pas dans un non-devenir bloquant les possibilités d’évolution de chacun. Ces modalités de transformation et de relation sont profondément ancrées dans ce qui nous construit aujourd’hui en tant qu’êtres humains : les manières de faire pour soi/et ou pour le mort sont multiples et relèvent souvent de pratiques inscrites dans un certain contexte culturel, tout en étant toujours colorées des inventions personnelles et singulières de chacun – inventions que je propose de soutenir.

Si parfois il peut être nécessaire de tracer une frontière nette entre le monde des vivants et des morts (5),(6) dans le cas où ces derniers se montreraient (temporairement ou non) menaçants, il serait dommage de se priver de la proximité chaleureuse, de la protection et des indications que procurent fréquemment les morts aux vivants qui les côtoient. C’est pourquoi je propose de centrer l’intervention thérapeutique dans le cadre du deuil sur le bon déroulement de cette transformation de la relation, avec tout ce que cela présuppose de patience et de respect du vivant et du mort, plutôt que sur une protection des vivants face aux morts, protection qui viserait à renvoyer ad vitam les défunts dans leur monde. L’intérêt l’approche ethnopsychologique est de ne pas laisser tomber le mort au passage de la psychologie du deuil et de l’inclure dans l’équation qui permet d’en appréhender ses multiples dimensions. Elle ne nécessite cependant pas forcément une conversion à l’idée que les morts existent au sens propre en tant qu’entités autonomes, mais permet d’entendre ceux pour qui cette idée est opérante tout comme ceux, nombreux, qui oscillent dans leurs discours entre l’une et l’autre position sans pour autant se prononcer une fois pour toutes, restant ainsi ouverts à la possibilité d’un signe comme à la possibilité de son absence (7).

Mémoire de Master (psychologie clinique) effectué à l’Université libre de Bruxelles, sous la direction de Vinciane Despret, philosophe. Laura Perichon, laura.perichon-at-gmail.com

Bibliographie

  1. Bennett, G., & Bennett, K.M., (2000). Te presence of the dead. An empirical study. Mortality,5(2), pp.141-157.
  2. Sonecom. (2008). Le Baromètre du religieux : Enquête sur les attitudes à l’égard de la religion, de la spiritualité et de la transmission spirituelle en Communauté française de Belgique. En ligne http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/laap/documents/BAROMETRE.pdf
  3. Hertz, R. (1907). Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort. Année sociologique, première série, tome X.
  4. Molinié, M. (2006). Soigner les morts pour guérir les vivants. Paris : Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil.
  5. 5. Nathan, T., & Stengers, I. (2012). Médecins et sorciers. Paris : Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte.
  6. Nathan, T. (2001). Nous ne sommes pas seuls au monde. Paris : Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil.
  7. Despret, V. (2012). Penser par les effets. Des morts équivoques. Etudes sur la mort, 142, pp.31-49.

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