Une passion intraitable
Steve Jobs ou l’éloge de la manie
Nous vivons une drôle d’époque.
Certains se targuent d’avoir des milliers d’amis, qu’ils n’ont jamais vus. D’autres vivent des relations amoureuses sans se toucher, sans respirer l’odeur d’un corps. L’ère est à la communication, mais on ne s’entend plus. L’intimité s’affiche sur des murs qui n’existent pas, aussi fugaces que l’image qui la porte, ici ou à l’autre bout du monde, mais n’est plus garantie par rien. Les photos ne se sont plus attendre, mais doivent être instantanément envoyées à des spectateurs qui n’ont probablement rien demandé. On cherche son futur amoureux sur une page de catalogue, et il ne sera choisi que s’il s’est paré de ses plus beaux atours, factices ou réels, peu importe. Il prend le risque d’être choisi, élu, convoité un instant ou une semaine, et jeté aussi rapidement. Une des dernières modes est un site où l’on fait défiler les visages de ceux qui s’y sont inscrits, en cochant si ils plaisent ou pas : la coïncidence des coups de coeur peut conduire à un échange, mais sinon c’est l’oubli, l’ignorance, la poubelle, l’atteinte au narcissisme.
Nous sommes dans l’ère de la communication, mais pas n’importe quelle communication. Récemment, une firme pharmaceutique proposait aux psychiatres une application pour mieux communiquer avec le patient : le psychiatre suivait sur son écran d’ordinateur les questions à poser, et, pour ne pas être en reste, le patient disposait d’une autre application sur son téléphone intelligent, pour savoir que dire à son psy.
Plus de risque dès lors. Pas de silence propice, pas de lapsus significatif, aucune expression de l’inconscient, pas de manifestation émotionnelle incongrue. Chacun à sa place : d’un côté un psychiatre, de l’autre un malade, c’est-à-dire une variété particulière d’être humain, affligée de quelques carences, déviances, symptômes, que la science va forcément faire taire à défaut de soulager. Pas d’inconscient, pas de subjectivité, pas de corps : juste deux êtres réduits à l’état d’objets aussi exactement complémentaires que possible.
Mes propos peuvent paraître marqués par une ringardise affligeante. Je l’assume, et je le revendique même.
Et je pense que le séminaire laisse justement la place à de telles expressions de subjectivité. Le thème de cette année tourne autour de la passion, des passions dans la diversité de leurs manifestations. Nous avons pu explorer certaines expressions de la passion, ses côtés sombres et captivants, ses aspects vivants et lumineux, ses réalisations et ses obstacles.
Mais quoi qu’on fasse, la passion garde une part de mystère, et même lorsqu’elle semble familière, elle reste une étrangère attirante, curieuse, séductrice.
Je voudrais donc parler de la passion avec respect, parce que la passion et celui qui la porte, ou qui en est animé, voire en devient le prisonnier plus ou moins consentant, est éminemment respectable. Loin d’apporter des réponses, j’espère contribuer à des questions, encore, notamment autour de la nécessité de la passion.
Parce que, parfois, la passion devient une nécessité, quelque chose d’indispensable pour celui qui la connaît. Et respecter la passion, ne pas chercher à en faire une pathologie ou une anomalie dangereuse est une nécessité éthique vis-à-vis du passionné. Chercher à étouffer la passion, notamment lorsqu’on est psychiatre et que l’on a la possibilité de manipuler des psychotropes puissants, risque de conduire à l’effacement d’une personnalité, à l’extinction d’une vie même.
La réflexion que je vous propose a plusieurs origines : la rencontre avec certaines personnes venues me consulter – je répugne à utiliser le mot patient – . Le livre de Jacques Hassoun « Les passions intraitables ». Et pour illustrer les sujet, une réflexion sur Steve Jobs, le fondateur d’Apple. Et ces propos tournent autour de la question de la maniaco-dépression et d’une structure psychique parfois oubliée, la mélancolie.
Je voudrais commencer par l’histoire d’un homme, Philippe, qui était venu me consulter pour une dépression profonde. Il se savait maniaco-dépressif, et j’ai eu l’occasion de la voir quelques années, en consultation et en hospilalisation.
Philippe avait deux frères. L’un avait toujours vécu d’expédients, un peu marginal, parfois psychopathe dans ses comportements, instable avec les femmes. L’autre au contraire était entré dans les ordres et s’était consacré à Dieu. Philippe décrivait sa mère comme froide, sans manifestation d’amour, pingre et matérialiste. Le père, assez terne, semblait être le complice de cette mère, la rejoignant dans son matérialisme et une certaine médiocrité, d’après les dires de Philippe.
Celui-ci avait fait des études de photographie, et avait réussi à monter un studio qui connut un certain succès. Il veillait à offrir tous les services possibles et cherchait à être un des meilleurs de la ville. Il voulait les appareils les plus performants, les plus beaux éclairages. Il s’était marié à une infirmière psychiatrique, et avait un fils et une fille.
Tout semblait aller pour le mieux. Philippe exerçait son métier avec un certain talent, aussi bien créatif que commercial.Sa femme paraissait le maintenir dans une certaine structure et un bonheur familial, dont les traces restaient fixées sur les photos et les petits films réalisés par Philippe.
Un jour cependant, un représentant vint lui proposer d’ajouter à ses activités la photocopie en couleur, ce qui à l’époque était une technologie nouvelle et prometteuse. Pour le convaincre, il montra à Philippe une vidéo promotionnelle dans laquelle un beau jeune homme semblant sortir tout droit d’un tableau de la renaisance, se multipliait à l’infini, tout en étant nimbé d’une belle lumière bleue.
Philippe fut conquis, non pas par le jeune homme, dit-il, mais par la lumière bleue. Il décida d’investir dans la photocopie couleur, agrandit son entreprise, créa de nouveaux services. Il se retrouva submergé de travail, ne parvenait plus à suivre. Les photocopieurs tombaient en panne, la concurrence se développait. Tout cela se termina par une faillite.
Philippe fit une dépression probablement mélancolique. Sa femme le quitta, et li du fermer son labo, abandonner son studio.
Quand il vint me voir, il sortait d’un autre épisode dépressif, d’une hospitalisation. Il avait connu une histoire d’amour avec une japonaise qui l’avait ébloui. Elle était restée pour lui aussi mystérieuse qu’un jardin de cailloux et rien n’avait pu se construire.
Philippe était un homme assez touchant, au langage assez embrouillé.Il était difficile de savoir le fil conducteur de ses pensées. Une de ses préoccupations était sa maison, qu’il ne parvenait pas à rénover. Il avait abattu des murs, mais ne parvenait pas à réaménager l’espace. La cave, et le reste de l’habitation d’ailleurs, était encombré d’un capharnaüm impossible. Il gardait les scories de sa vie passée, aussi bien des morceaux de comptoir de son magasin que ses appareils de photoet surtout ses flashes de studio auxquels il avait un attachement particulier. Les photographes ont parfois un lien affectif à leurs appareils, ou veillent scrupuleusement à leurs archives, Philippe aimait ses flashes, ses instruments à produire de la lumière, et une des caractéristiques de on travail photographique était la qualité de la lumière.
Philippe semblait projeter son désordre intérieur sur sa maison. Tenter de la ranger était un combat permanent. Quand il parvenait à liquider les restes de meubles de son studio, il achetait cinq feux ouverts. A peine avait-il réussi à vendre quelques instruments de son studio qu’il utilisait l’argent gagné pour acheter un nouvel appareil de photo destiné à photographier les objets de ses ventes futures.
La vie se passait ainsi, avec des hauts et des bas, quelques hospitalisations. Les miracles d’internet et des sites de rencontre permirent à Philippe quelques histoires d’amour. En général, il se mettait au service d’une femme, espérait devenir l’objet qui allait la satisfaire. La relation se terminait lorsqu’il buttait sur l’impossibilité de faire le bonheur de l’élue, ou quand elle cherchait à l’enfermer dans un rôle trop défini, dans une place trop étroite.
De la même façon que Philippe avait été ébloui par la lumière bleue d’une publicité, il fut séduit par les ordinateurs Macintosh et les produits de Apple. Il me parlait de la beauté de leurs écrans et fut totalement capté, ébloui par l’apparence de l’iPhone. Il m’en parlait avec passion. Il utilisait le sien por m’envoyer un courriel, alors qu’il était dans la salle d’attente. Alors que je lui demandais, banalement, s’il dormait bien, il me tendit son iPhone avec la dernière application qui lui avait permis d’enregistrer son sommeil et de montre une analyse de la qualité de sa nuit.
Sa passion pour Apple le conduisit à investir une part significative de son argent dans les actions de la firme. Ses espoirs de fortune furent anéantis quand le cours de l’action plongea suite à une rumeur sur l’état de santé de Steve Jobs.
Philippe avait en fait élaboré l’espoir de parvenir à vivre de ses telents supposés d’investisseur. Tout s’évanouit en quelques jours. Il décida qu’il devait se mettre des barrières. Malgré mes réticences, il obtint la désignation d’un administrateur de biens.
Il fallait que Philippe devienne raisonnable.Il ne pouvait plus s’acheter le nouvel iPhone, encore moins l’iPad qui venait de sortir.Il en parlait toujours comme s’il s’agissait des plus grandes merveilles de la vie, mais il ne pouvait plus en jouir.
Alors, un jour, sans que personne s’y attende, Philippe se pendit dans son grenier.
Je fus touché par sa mort, si brutale. Je restais interloqué. Je ne comprenais pas comment une passion pour des objets avait pu le conduire à cette mort.
En regardant une présentation de l’iPhone par Steve Jobs, je fus surpris : le PDG de Apple parlait de ses objets de la même façon que Philippe. Il semblait aussi passionné, et paraissait délivrer au monde l’annonce d’une révolution qui allait changer la vie et le cours de l’humanité.
Comment expliquer une telle passion ?
Pour tenter de mieux comprendre quelques aspects de la passion, il est utile de se pencehr ne fut-ce que sommairement sur a constitution psychique de l’être humain. Il ne s’agit évidemment pas de chercher à disséquer les mécanismes qui livreront la clé de la passion : si celle-ci devenait tout à fait intelligible, elle cesserait d’exister. Et à voir vivre certains grands passionnés, on peut deviner que pour quelques uns, la passion a quelque chose de vital, d’indispensable, d’absolument nécessaire. Après tout, l’histoire de Philippe nous montre que la vie peut devenir littéralement invivable si la passion est entravée.
Les passions ont quelques fois dans leur expression quelque chose de maniaque, dans le sens psychiatrique du terme. Maniaque, cela fait référence à la maniaco-dépression. Aujourd’hui cette notion est désignée par le terme de trouble bipolaire, terme creux et idiot, que l’on pourrait qualifier d’erzats politiquement correct. Ce vocable semble assez pauvre. Il associe trouble – comme une eau trouble et impure, ou comme le trouble amoureux, qui n’est qu’une prémisse vacillante de l’amour – et bipolaire, mot aussi peu nuancé que les pôles de l’aimant. Bien plus, ce terme ne renvoie qu’à une lecture médicale, qui se prétend objective, et donc exclu tout sujet, tout être humain considéré dans son histoire. Ce mot bipolaire est désincarné, inscrit dans un présent sans épaisseur. Il ignore que chaque humain s’est construit petit à petit, par étapes, depuis sa naissance, pour élaborer une complexité de plus en plus grande. Je préférerais donc parle de structure mélancolique, expression un peu désuète, qui renvoie aux origines antiques de la psychiatrie. Elle évoque la mélancolie, ou bile noire, dont l’accumulation produisait des tourments à la noirceur abyssale. Le mot mélancolie évoque l’acédie des moines qui ne parviennent plus à se consacrer à la prière, et restaient plongés dans une perplexité quasi diabolique. Elle évoque aussi peut-être les loups-garous, ces personnes prises d’un mal mystérieux, qui préféraient se cacher dans la solitude de la forêt en marge du village, et réapparaissaient parfois dans des états d’agitations, d’euphorie évoquant l’emprises d’un démon intérieur. La mélancolie parle aussi du désarroi romantique, de Gérard de Nerval par exemple, qui écrivit et vécu les flots noirs de la dépression. On peut également évoquer des peintres comme Rothko, Robert Raushenberg ou Jackson Pollock, dont les tableaux évoquent l’éblouissement des couleurs, la flamboyance d’une créativité sans limite, la difficulté à vivre l’exploration incessante de territoires nouveaux.
Ou, si l’on tient absolument à devenir prosaïque, à se raccrocher au concret de la biologie, à laisser un peu de coté son intrication mystérieuse à l’expression psychique, substituons à l’idée de bile noire submergeant le corps, celle de perturbation du métabolisme de la sérotonine. Parler de neurotransmetteurs, finalement, n’est pas tellement différent qu’utiliser le concept antique.
Je choisirai donc le terme de structure mélancolique. Le mot structure est évidemment une notion psychanalytique. Elle évoque en quelque sorte la façon dont les éléments du psychisme d’un être humain se sont assemblés, tiennent ensemble. La structure, c’est en quelque sorte l’ensemble des lignes de force; le réseau interne qui détermine la position que l’on prend par rapport au monde, la manière dont on regarde le monde, la façon dont on se perçoit soi-même. Cette structure s’élabore au cours des premières années de la vie, à travers la construction de mécanismes psychiques de plus en plus élaborés.
Au départ le nouveau-né est un petit être assez fragile et indifférencié. On immaturité lui permettra de se construire d’une manière très riche : il n’est pas pré-programmé comme les animaux le sont pour une bonne partie de leurs comportements. C’est parce que le psychisme doit encore se construire, au contact du monde extérieur et à travers des relations, qu’il peut accéder à une grande sophistication. Donc au départ le nouveau-né est tout à fait indifférencié : lui et sa mère ne font qu’un et ses sensations sont tout à fait globales. Un nouveau-né qui crie crie vraiment avec tout son corps, et quand il se détend, c’est aussi tout son corps qui se relâche, lui donnant accès sans doute à une sensation de plénitude complète et absolue que nous ne connaitrons plus jamais. Mais cet univers simple, et vécu tout à fait dans le présent, ne dure pas, heureusement. Des sensations privilégiées se développent autour de la bouche et de la satiété. Et comme ces sensations ne sont pas tout le temps là, il arrrive que le bébé, âgé d’un mois à peine, ait des mouvements de succion en dormant, qui laissent penser qu’il rêve à un sein bienfaisant et voluptueux. Ainsi l’éloignement de ce sein a permis un début de vie psychique : le sein réel laisse la place à l’hallucination ou au rêve d’un sein. Le manque, la frustration – et elle est énorme sans doute : il suffit de songer à l’intensité des cris du bébé – laissent la place au développement de nouvelles aptitudes. Ceci se reproduira à chaque étape du développement. Et cela se passe d’autant plus facilement que le bébé est dans un lien rassurant, relativement constant, qui lui permettra de construire sa sécurité intérieure.
Notons que dans ce que je viens de vous dire, le sein n’est pas indispensable : un biberon peut très bien faire l’affaire. Ce qui compte, c’est d’être enveloppé dans la chaleur de bras rassurants, de sentir une odeur familière, d’être bercé par des sons doux et qui deviennent connus.
La construction du psychisme est une suite d’étapes qui ne peuvent être franchies qu’en traversant les difficultés et les tumultes émotionnels. Grandir n’est pas facile, et une enfance, même heureuse, est un parcours d’obstacle émaillé de grandes tempêtes.Considérons par exemple l’angoisse du huitième mois : le petit ser rend compte que sa mère n’est pas toujours là. Il prend soudain conscience qu’elle disparaît à certains moments, et il ne sait pas quand elle va réapparaître. Cette expérience est difficile et s’accompagne de grands moments de pleurs. En même temps, la conscience que maman est une personne particulière, différente des autres, se construit. C’est le moment où, en général, le petit n’accepte plus d’aller dans les bras de tout adulte qui le lui propose : il y a maman, puis il y a les autres. C’est aussi la période où il aime jouer à se cacher derrière ses maisn par exemple, et réapparaître. Ou il s’amuse à cacher un objet sous un chiffon, puis à le découvrir soudainement. C’est le jeu de la bobine, ou for-da, décrit par Freud. L’enfant met en place une stratégie pour calmer son angoisse : il découvre la mise en scène, il expérimente de nouveaux moyens psychiques, la richesse de son imaginaire pour apprivoiser ce qui le trouble. Et encore une fois, ses expériences sont plus faciles si elles se vivent dans un monde sécurisant, garanti par la constance de certaines relations et la relative solidité des adultes présents.
La construction du psychisme, c’est la conquête de l’espace, d’un espace mental de plus en plus large, avec des capacités d’abstraction de plus en plus élaborées.
Cet espacee se construit plus aisément s’il y a un tiers auprès de la mère, qui peut classiquement être le père, mais qui pourrait aussi être une autre personne.
Ceci est assez facile à comprendre. Avec deux points dans l’espace, on trace seulement une ligne droite. Avec trois points, on représente un triangle, une surface qui permet déjà de se situer à un tas d’autres endroits.
Donc le père permet au nourrisson de trouver d’autres bras que ceux de la mère. En lui assurant cet autre lieu de confort, il facilite la différenciation entre l’enfant et sa mère. Et comme la mère cesse d’être tout, il commence à y avoir de la place pour se représenter soi-même, différent d’une simple extension de la mère. Les germes de l’identité sont là, mais le chemin est encore long.
Comme la mère n’est plus tout, mais qu’elle semble quand même se débrouiller avec cela, en général, et qu’elle est même contente d’être avec son petit, celui-ci peut se vivre comme être la cause de la satisfaction de la mère. Ce n’est plus simplement la mère qui satisfait l’enfant, c’est aussi l’enfant qui se sent investi comme source de satisfaction. Ce qu’il manifeste parfois en se montrant tyrannique, et en adorant par exemple jeter des objets par terre pour voir sa mère les ramasser, et ainsi tester son pouvoir.
Seulement l’enfant s’aperçoit aussi qu’il n’est pas tout pour sa mère : il y a aussi ce père, bienveillant sans doute, rassurant même, mais qui semble intéresser la mère.
Serait-ce lui la cause du désir de la mère ? Ou est-ce encore l’enfant ? Si l’on est la cause du désir, ce n’est pas l’autre qui l’est. Et donc pour que l’un existe, il faut que l’autre disparaisse. Vous devinez qu’une tragédie peut s’imaginer autour de cela, et que l’Oedipe n’est pas loin.
Tant que la question se pose en terme d’être, si un des protagonistes existe, l’autre doit disparaître. Cela implique donc soit la disparition du père, qui lui est aussi source de réassurance et de plaisir, soit la disparition de l’enfant lui-même.
Le drame potentiel se résoud généralement en passant de la question de l’être à celle de l’avoir. Peut-être que le père n’est pas la cause du désir de la mère. Mais peut-être qu’il a ce qui cause son désir. Il n’est pas, mais il a quelque chose, un objet réel ou imaginaire qui cause le désir. Et s’il l’a, un autre peut aussi l’avoir. C’est-à-dire que si le père a ce quelque chose, l’enfant peut aussi l’avoir. Et ce quelque chose n’est pas le pénis, simple apendice réel du père, mais le phallus, objet imaginaire qui en fait n’existe pas, comme presque tout le monde le sait. (A noter que certains ne le savent pas tout à fait, et passent leur vie en croyant qu’ils ont, ou même qu’ils sont le phallus.) Donc le petit garçon peut croire un moment avoir le phallus, en s’emparant de celui du père. Ou la petite fille imaginer séduire le père pour faire usage de son phallus, objet purement imaginaire.
Heureusement, l’histoire ne s’arrête pas là, en principe.
Si le père assume clairement sa position, avec une solidité rassurante, il peut représenter la loi, la loi qui est écrite quelque part, qui n’est pas le fruit de son arbitraire, mais une instance à laquelle il est soumis lui-même. Il n’est pas un tyran absolu, qui aurait le droit de vie ou de mort, et qui serait prêt à anéantir ses fils, ou à jouir de toutes les femmes, y compris ses filles. Il n’est pas le père archaïque de la horde primitive qui possède toutes les femmes. Il dit la loi, il laisse entendre que son fils pourrait séduire toutes les femmes sauf une, sa mère – et que sa fille peut séduire tous les hommes sauf lui, le père. En acceptant de ne pas être tout puissant, il peut représenter l’interdit de l’inceste, qui est le fondement de la civilisation. L’interdit est alors structurant et créateur : un jour l’enfant ira ailleurs, il fondera sa propre famille.
Accepter de ne pas être tout, accepter de ne pas avoir tout même, accepter le manque, la castration symbolique donc, permet d’être, vraiment. Cela permet d’exister, de se reconnaître, autre, singulier. Peu importe de ne pas avoir de phallus, qui d’ailleurs n’existe pas : il y a la vie à vivre, et donc la possibilité de rencontrer l’autre, en sachant qu’il est différent, mais pas plus tout-puissant que nous-même. La frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas est donc plus ou moins trouvée, comme la frontière entre le possible et l’impossible. Ce qui n’empêche pas de vivre, de créer, de chercher, et de transmettre.
Il n’y a peut-être pas d’absolu, mais plein d’investissements possibles, qui auront de la valeur parce que l’on y trouve du sens, parce que l’on crée du sens. Et donc la vie prend du sens, au-delà de l’instinct de survie, au-delà de valeurs pré-construites.
Cette histoire, fort simplifiée ici, raconte une vie où l’on peut s’épanouir, parce qu’on a développé un senitment de sécurité intérieure à travers des relations primaires rassurantes, et que l’on peut compter sur des ressources personnelles. Il ne s’agit donc pars de prendre le pouvoir ou de tenter l’imposer à l’autre comme le font certains pervers. Il ne s’agit pas non plus d’effacer les autres, de nier leur existence, comme le font certains psychotiques. Il s’agit de désirer, en sachant quelque part que ce que l’on désire n’existe pas, échappe toujours, est toujours ailleurs. Il n’y a pas d’objet cause du désir, et même cet objet, l’objet a de la théorie lacanienne, n’est pas représentable.
Mais la passion dans tout cela ?
Parler de passion implique forcément de parler du passionné.
Pour en parler, je me tournerai vers un livre de Jacques Hassoun : » Les passions intraitables »
Ce livre est marqué par la personnalité de l’auteur, qui ne se contente pas de considérer la psychanalyse comme un objet intellectuel isolé du contexte. Il fait référence à l’environnement culturel, social et politique qui baigne chaque être humain. L’histoire individuelle ne peut ignorer complètement l’histoire avec un grand H, le contexte de l’époque, les préoccupations et les origines de ceux qui un jour deviennent parents.
Jacques Hassoune explique que l’objet de la passion suppose un rapport particulier qui fait que le passionné devient lui-même l’objet de sa passion. Tout entier gouverné par cette passion, qui émane de lui, il finit par renoncer à sa qualité de sujet pour devenir l’objet indissociable de la passion. Il ne s’agit pas du désir, qui suppose une quête toujours en mouvement, et des surprises. Le désir vient du manque, et il suppose l’incomplétude. Le désir et le manque se répondent en ne s’ajustant jamais. Et cet espace permet la vie, entretient le rêve, conduit à aller d’un projet à l’autre, en s’alimentant du plaisir de la découverte, de l’existence, des sensations, du corps. Clairement le désir est du côté de la vie. Tandis que la passion conduit au tourment, à la souffrance quand elle est tout à fait passion. Cela ne fait d’ailleurs qu’évoquer l’éthymologie du mot, qui trouve son origine dans le verbe latin « souffrir ». La passion est une exigence tyrannique qui s’éloigne du désir, qui n’atteint pas la jouissance, et qui devient de l’ordre du besoin – besoin psychique, comme la faim est l’expression d’un besoin vital. Donc la passion, vécue à l’extrême, conduit à la répétition, et en ce sens, est de l’ordre de la pulsion de mort. Elle ramène toujours au même point, même sil elle prend parfois des apparences changeantes.
Jacques Hassoun évoque la passion amoureuse, qui réduit l’être aimé à l’état d’objet. Cette passion ne supporte pas le moindre espace, condamnee les deux protagonistes à une complémentarité parfaite qui ne permet aucun mouvement. Elle est sans issue, ou plutôt l’issue ne se trouve que par le renoncement à la passion. Certaines histoires commencent par la passion : elles sont déclenchées par un détail qui a une valeur signifiante pour le passionné, mais dont le sens lui échappe. Je vous renvoie à Philippe et à sa passion mystérieuse pour la lumière, la lumière bleue plus particulièrement. Pour lui la lumière était au centre des différentes formes de sa passion, un élément inchangé qui conduisait forcément à la répétition.
Pas d’issue donc tant que l’on reste dans le registre de la passion, parce que celle-ci garde quelque chose d’informulable et ne souffre aucun compromis.
Jacques Hassoun émet l’hypothèses que le père du passionné ne représentait pas la fonction paternelle. Il était là certes, avec une présence humaine, mais ne remplissait pas la fonction paternelle en qualité de celui qui dit la loi. Le père ici apparaît comme la cause du désir de la mère. Ou plutôt, il semble être l’image de ce qui cause le désir de la mère. C’est-à-dire qu’il a bien une existence, qu’il est bien en relation avec elle, mais il apparaît presque comme une émanation d’elle : il ne s’inscrit que comme image supposée à l’origine de son désir. Or le désir est en principe insaisissable, et sa cause encore plus. L’objet cause du désir, non seulement n’existe pas, mais est en théorie irreprésentable. Le désir est un état sans cesse en mouvement : quand on arrive là où il semble nous conduire, nous ne sommes plus tout à fait dans le même état que lorsque nous avions commencé à désirer, et ce qui nous a conduit à faire nos premier pas s’est déjà évanoui derrière nous, pour laisser la place à d’autres manques, à d’autres objets, à d’autres désirs. Dans l’histoire du passionné, quelque chose s’est figé : le père, qui n’est pas habité par la fonction paternelle, ne s’incarne pas, n’énonce pas grand’chose. Il reste une image et laisse croire qu’il est possible de s’en sortir par d’autres images.
L’enfant ne se retrouve pas dans la dialectique de l’être ou de l’avoir, et encore moins dans la question de l’Oedipe et de la castration. La réponse à la question du désir de la mère n’est pas d’avoir quelque chose, ou d’aller chercher quelque chose là ou la loi le permet, mais de créer une autre image, équivalente à l’image du père.
Ceci explique que le passionné peut être saisi par la forme d’un visage, la couleur des yeux, ou même l’apparence d’un objet. Il croit que la solution au piège potentiel du désir est du côté d’une image, qui lui apparaît extérieure à lui-même, mais qui en fait est une émanation de lui. Pour certains, il s’agit d’images au sens littéral du terme, comme quand un homme s’éprend d’une femme parce qu’elle est blonde ou qu’elle a de gros seins ; pour d’autres l’image peut revêtir la forme d’une utopie politique, ou l’illusion religieuse véhiculée par une secte.
Certains sont sans doute angoissés à l’idée de manque d’image, de tomber à cours de passion, et d’être donc confrontés sans réponse à la question impossible du désir. Alors, ils créent eux-mêmes leurs images, et cela explique sans doute que la passion va parfois de pair avec une grande créativité.
Jacques Hassoun évoque aussi les passions qui se résolvent bien. Par exemple, une passion amoureuse peut devenir une histoire d’amour. C’est-à-dire que le passionné a renoncé à la servitude de l’image, en fait le deuil pour devenir une personne, nécessairement autre et imparfaite, mais vivante.
Il est cependant des êtres humains pour qui la passion est installée au coeur de la vie, au centre de la structure. Elle semble indispensable au maintien de celle-ci. Je veux bien sûr parler de la maniaco-dépression , ou de la structure mélancolique.
Bien souvent la maniaco-dépression ne peut se réduire à de simples accès, qualifiés de maniaques ou dépressifs, ou se laisser dévaloriser à être nommée « trouble bipolaire ». Il s’agit plutôt d’une certaine façon d’exister, de regarder le monde, d’affronter les limites de la réalité. Cela ne se traduit pas nécessairement par des états pathologiques, et ce n’est pas forcément incompatible avec une vie relationnelle épanouie. Souvent celui qui a quelque chose de mélancolique se révèle e^tre quelqu’un de sensible, pour qui la frontière entre le possible et l’impossible n’est jamais clairement tracée. Ceci le conduit parfois à tenter l’impossible, et cela marche de temps en temps. Il n’a pas la certitude de celui qui a franchi les aléas de l’Oedipe. Il ne vit pas en ayant la certitude de se retrouver fondamentalement intact quoi qu’il arrive.Non, il doute de son être, n’est pas sûr des limites sur lesquelles prendre appui, et n’a pas une sécurité intérieure bien établie. Il vit au contraire l’insécurité créative, cherchant du côté de l’avoir ou du faire ce qu’il ne peut trouver dans l’être, et ce que l’image, même sans cesse renouvelée, ne peut lui apporter. Il tentera de faire plus, d’accomplir l’exploit, ou d’avoir plus, dans l’espoir de se convaincre que son être peut trouver la paix et la sécurité. Si il échoue, il prend le risque de se trouver interpellé par l’angoisse. Dans le meilleur des cas, il repart immédiatement pour la quête d’un nouveau Graal, dans le pire, c’est l’effondrement mélancolique, la plongée dans le gouffre le plus noir qu’il soit.
Le mélancolique n’ignore pas tout de l’Oedipe, mais il se situe un peu à côté. Il a une notion de la loi, il ne se situe pas dans le déni de la castration comme le pervers. Mais il n’est pas convaincu qu’il n’y ait pas d’exception. Pour lui, le père n’incarnait pas la fonction paternelle, au sens d’une présence corporelle et vécue, il donnait une certaine image. Donc la question reste ouverte : est-ce qu’il y aurait malgré tout moyen d’échapper à la castration ? Est-on bien sûr que le phallus n’existe pas ? Ne pourrait-on trouver quelque chose qui le remplace, non pas pour prendre le pouvoir, mais pour susciter le désir, enfin connaître le désir, et donc être reconnu? Etre reconnu dans son être, être reconnu comme un être, être reconnu dans son existence, trouver sa place par rapport à cette mère qui semblait captée par l’image du père.
Pour tenter de clarifier ceci, je vais vous conter une histoire, l’histoire de Steve Jobs, le fondateur de Apple, celui qui a créé des objets dont nous ignorions qu’un jour nous pourrions les désirer.
La naissance de Steve Jobs n’était ni attendue, ni désirée. Sa mère, fille de bonne famille américaine, vivait une aventure houleuse avec un jeune Syrien. Croyante, elle ne pouvait avorter. Elle abandonna donc son petit garçon à la naissance, avec comme condition qu’il soit adopté par des parents ayant fait des études universitaires. Le bébé allait être confié à un couple d’avocats, mais à la dernière minute, ils décidèrent qu’ils préféraient une fille. Le petit garçon fut alors donné à un couple modeste, un mécanicien marié à une employée de bureau. La mère biologique, suivant des lois américaines assez curieuses, fixa comme condition que les parents financent un fond d’épargne destiné à payer des études supérieures à son fils. Ceci n’était pas évident pour une famille aux revenus limités. On peut imaginer que cela devait créer une certaine insécurité pour les parents adoptifs : déjà ils étaient parents adoptifs, ce qui est une condition qui n’a pas la solidité d’un fait incontournable reposant sur un réel biologique, mais en plus, cette adoption devenait conditionnelle.
Steve Jobs parlait de son adoption comme un abandon fondamental. Il était heureux d’avoir grandi dans la famille qui l’avait élevé : sa mère était chaleureuse, et le père partageait souvent des moments avec lui, dans son garage, à lui montrer comment il réparait des vielles voitures. Il lui montrait aussi l’importance du travail bien fait, même dans les détails cachés, et l’amenait avec lui lorsqu’il allait marchander des pièces dans les casses automobiles.
Quand Steve Jobs parle d’abandon, il s’agit probablement de ce qu’il a élaboré dans son imaginaire, peut-être lors de sa tentative de thérapie par le cri primal, quand il avait une vingtaine d’années. Pour se sentir abandonné, il faut d’abord avoir eu un lien : or le lien avec sa mère biologique devait être quasi inexistant, puisque non seulement elle ne l’avait pas désiré, mais elle l’avait abandonné à la naissance.
Ce qui est évoqué, c’est sans doute un impensable. Comment penser la filiation par rapport à quelqu’un qui se débarasse d’emblée de vous ? Comment penser que ses parents adoptifs ne sont pas ses parents ? Ces questions là n’ont pas de réponse : on peut tourner autour, ou accepter la béance qu’elles créent.
Si Steve Jobs n’a pas vécu un abandon au sens psychique lorsqu’il est né, il a sans doute connu un certain manque de sécurité. Il y avait le manque de lien primordial créé par l’adoption précoce. Même si sa mère adoptive était aimante et chaleureuse, elle n’était pas sa mère, elle ne l’avait pas porté pendant neuf mois, le lien n’était pas une réalité incontournable. C’était un lien qui avait dû se construire, être découvert, être élaboré. Et puis il y avait l’insécurité réelle créée par les conditions d’adoption : si les parents ne parvenaient pas à alimenter le fonds pour les études de leur fils, l’adoption pouvait être remise en question.
Dans ces conditions, difficile pour les parents adoptifs de se sentir pleinement parents. Difficile aussi de vivre la relation de filiation comme un fait tout à fait étable et solide. Difficile enfin pour un père d’apparaître comme un père de plein droit, habité par la fonction paternelle, et chargé de dire la loi. Comment représenter la loi quand son propre statut ne tient qu’à un fil ?
Paul Jobs était bienveillant, attentionné, soucieux de transmettre son savoir à son fils Steve. Mais comment être assez ferme, exercer l’autorité ? Surtout que le petit Steve ne supportait pas l’autorité.
Très intelligent, surdoué, il s’adaptait mal à l’école. Il comprenait vite, mais il s’ennuyait et même quand on lui fit sauter une année, les problèmes persistèrent. Il ne voulait pas apprendre ce qui ne l’intéressait pas , n’étudiait pas.
Adolescent, Steve Jobs séchait de plus en plus les cours. Il demanda à ses parents de l’inscrire dans une autre école, plus chère. Il abandonna les cours. Il demanda encore à ses parents de l’inscrire dans une des universités les plus renommées, et une des plus chère du pays. Les parents acceptèrent et sacrifièrent toutes leurs économies… Et Steve abandonna une fois de plus, parce qu’il ne voulait pas suivre les cours qui ne l’intéressait pas.
Il est étonnant de voir comme les parents acceptèrent tous les caprices de leur rejeton. La condition mise à l’adoption, comme quoi leur fils devait pouvoir faire des études universitaires joua un grand rôle là dedans. Mais cela va au delà. Il semble vraiment que les parents n’ont pas su, et pas voulu, mettre des limites à leur fils, comme si celle-ci seraient de toute façon impossibles à tenir.
Steve Jobs avait un père bienveillant et ouvert, mais il était à la recherche d’un représentant paternel d’une autre nature. Quand il abandonna ses études, il s’était rapproché de groupes hippies – on était en Californie, au début des années 70. Il avait essayé le hashisch et le LSD, était fasciné par les états de conscience modifiée que ces produits généraient chez lui, et s’intéressait au bouddhisme. Il vécu un moment dans une ferme collective où on récoltait des pommes, et il était sous l’emprise de celui qui gérait tout cela comme un maître absolu. Un peu plus tard, Steve parti sept mois en Inde, à la recherche de son gourou potentiel, mais revint sans l’avoir trouvé.
Clairement, son parcours révèle deux choses : la révolte contre l’autorité, et la recherche d’une image paternelle, non pas au sens de représenter la loi, mais plutôt du père archaïque supposé détenir le phallus.
Cette recherche d’une représentation paternelle resurgira à plusieurs reprises dans la vie de Steve Jobs, mais clairement, il s’agit de la recherche d’une image et non pas d’une fonction paternelle assurant une autorité structurante. Par exemple, il aura un temps une relation d’apparente estime avec celui qu’il avait accepté comme PDG de Apple. Mais rapidement, il considéra qu’il n’était pas à la hauteur. Il ne le reconnaissait pas dans une fonction établie par la loi, c’est-à-dire les règles de fonctionnement d’une société régie par un conseil d’administration. Mais il le considérait comme quelqu’un supposé représenter un idéal, c’est-à-dire quelqu’un supposé lui renvoyer l’image de son propre idéal. Cette relation en miroir ne pouvait fonctionner. Et elle se termina dans une grande scène, Steve Jobs licencié pleurant dans le coin d’un bureau, tandis que le PDG se rongeait les ongles dans le coin opposé.
Car Steve Jobs était connu pour ses sautes d’humeur, ses colères homériques, ses crises de larmes. Il était instable, excessif, sensible, émouvant. Clairement, il n’était pas dans le registre de la névrose et l’acceptation des limites. On disait de lui qu’il créait un « champ de distorsion de la réalité », expression tirée d’un épisode de la série « Star Trek ». Steve Jobs ne pouvait accepter que quelque chose soit impossible. Si on lui disait que tel programme informatique ne pouvait être réalisé dans tel délai, il exigeait que cela soit fait, et en général c’était fait. Il voulait qu’on atteigne la perfection, telle qu’il la définissait, et telle qu’elle était supposée être reconnue par le monde entier.
J’avais évoqué l’idée que pour le mélancolique, la question du possible et de l’impossible revenait sans cesse, sans que la frontière soit clairement établie. Jobs ne supportait pas que cette frontière existât pour lui, et il devait aller toujours plus loin.
Son apréhension particulière de la réalité le conduisait parfois à des convictions assez folles. Le bouddhisme l’avait amené à être végétarien, puis végétalien même. Il avait lu une théorie fumeuse expliquant que si l’on s’abstient en plus de manger des végétaux contenant de l’amidon, le corps ne produisait plus de mucus, et plus d’odeurs désagréables. Il n’était donc plus nécessaire de se laver. Steve Jobs, qui avait déjà mis sur le marché son premier ordinateur, était donc une espèce de hippie, cheveux longs et pieds nu, et qui sentait mauvais. Si bien que lorsque Apple devint une société avec un conseil d’administration, celui-ci donna comme première mission au PDG fraichement nommé, de dire à Jobs de se laver.
Ici, on ne se trouve pas loin de convictions délirantes évoquant la psychose. Je parlais du « champ de distorsion de la réalité » de Jobs. Il avait parfois des implications humainement douloureuses. A 23 ans, Steve vivait en communauté avec une jeune femme avec qui il entretenait une relation houleuse, faite de hauts et de bas. Elle se retrouve enceinte, et clairement, le père ne peut être que Jobs. Celui-ci plongea dans un déni de cette grossesse, ignorant complètement un fait évident, mais qui lui était insupportable. Il ne reconnu l’enfant que quelques années plus tard, par crainte d’un scandale, ayant même mis en doute les résultats évidents d’un test génétique de paternité.
Il s’agissait d’un véritable déni, face à quelque chose qui lui était impossible à vivre. Il y eut aussi des attitudes évoquant des angoisses profondes.
Quand Jobs apprit qu’il avait un cancer du pancréas, il refusa de se faire opérer. L’idée qu’on lui ouvre le corps lui était totalement insupportable. Il préféra aller voir du côté des médecines parallèles et suivre des régimes à base de jus de fruit. Il fallut huit mois pour le convaincre d’accepter l’opération.
Plus tard, quand il subit une greffe de foie, il fit une pneumonie de déglutition, parce qu’il avait refusé qu’on lui fasse une aspiration gastrique. Hospitalisé en réanimation, il a besoin d’oxygène, mais il refuse le masque parce qu’il le trouve trop moche. Les médecins durent lui laisser choisir entre cinq modèles de masque à oxygène pour qu’il accepte le moins vilain. Ainsi, l’objet matériel semblait plus important que de donner à son corps de quoi survivre.
Clairement, Steve Jobs surinvestissait les objets, et se débrouillait mal avec les humains.
Il était parfaitement capable de choisir la couleur d’un ordinateur, mais semblait complètement désemparé quand il s’agissait de prendre une décision pour lui-même. Par exemple, après avoir demandé sa femme en mariage, il fut tout à fait angoissé et n’arrêta pas de questionner son entourage à propos de sa décision. De même, lorsqu’il s’est agi de devenir le PDG de Apple, son hésitation dura quelques mois. Il ne pouvait prendre un engagement pour lui-même. Il semblait se projeter dans les objets qu’il créait, savoir décider ce qui était bon pour ses créations, mais tout ignorer de ses propres aspirations.
Nous rencontrons parfois des maniaco-dépressifs qui semblent vivre leurs conflits intérieurs en les mettant en scène dans le monde extérieur. Ils ne parlent pas d’eux directement, mais racontent des histoires concernant leur vie, leur entourage, leurs rencontres. Philippe, dont je parlais tantôt, essayait de mettre de l’ordre dans sa maison, mais ne pouvait pas ranger ses pensées. Steve Jobs décidait de presque tout autour de lui, mais ne savait pas grand chose de lui-même sans doute. Jusqu’à ce qu’il se marie, il vivait dans des maisons qu’il ne parvenait pas à meubler. Il expliquait ne pas trouver de meubles suffisamment parfaits pour ses exigences – mais il semblait ignorer que son corps aurait pu se poser plus confortablement dans un fauteuil accueillant.
En fait Steve Jobs était habité par une mission, grandiose forcément : rendre les gens heureux. Et pour lui, le bonheur passait par les objets. Il semblait ignorer qu’être heureux était plus facile en vivant des relations épanouies, des histoires d’amour, ou en élevant ses enfants. Pour lui, le bonheur, c’était d’avoir un iPod sans vis apparentes, un iMac au design parfait, un écran d’ordinateur captivant. Ces objets semblaient être émanation de lui-même. Pas plus qu’il ne supportait l’idée qu’on lui ouvre le corps, il ne voulait pas que n’importe qui ouvre une de ses créations : il fallait des outils spéciaux, dont seuls les réparateurs agrées disposaient.
Ces objets devaient devenir le prolongement naturel de l’utilisateur, et réagir comme des extensions du corps. Par exemple, l’ascenseur des fenêtres rebondit en bout de course quand on le fait défiler rapidement, et semble animé de sa propre vie. L’objet s’associe au corps, mais le corps disparaît. La manipulation devient facile, transparente, et il ne faut plus d’effort pour apprendre l’usage de l’instrument. De même, il est facile d’acheter de la musique ou un film sur iTune, avec un nombre minimal de gestes. Les magasins Apple ont un design séduisant, fait de verre et de lumière. Ils ont été conçus pour donner envie d’y entrer, et s’y trouver directement captiver par une activité en relation avec la musique, la vidéo, la communication, sans que l’on ait conscience du moindre obstacle.
Apple propose ce qui est supposé désirable par tous. C’est-à-dire que l’individualité du désir est ignorée. L’illusion produite est que le désir précède le manque. Steve Jobs disait qu’il imaginait des outils dont le commun des mortels (une de ses expressions favorites) ignorait l’usage qu’il pouvait en faire. Il ne faisait pas d’étude de marché parce qu’il avait le sentiment de créer des objets tellement nouveaux qu’on ignorait en avoir besoin.
Dans le monde de Steve Jobs, la cause du désir n’est pas le manque, c’est Steve Jobs, ou ses créations, ce qui revient au même, qui est la cause du désir. On est donc loin des questions des limites, d’Oedipe, ou de la castration.
Jacques Hassoun écrivait que la passion avait son origine dans le fait que le père ne s’incarnait pas dans la fonction paternelle mais restait une image supposée à l’origine du désir.
Steve Jobs s’inscrit à cet endroit même. Il est la cause du désir, position tout à fait impossible à incarner, surtout si on a l’ambition de représenter un désir universel. Donc si incarner est impossible, il faut rester du côté de l’image, et s’affranchir du poids du corps et de ses limites. Lui même avait des côtés ascétiques, et aimait pratiquer le jeûne pour avoir une plus grande clarté d’esprit. Pour les autres, il voulait que le corps ne fasse pas obstacle, que l’on entre dans un Apple Store sans s’en rendre compte, que l’on gravisse l’escalier de verre, que l’on manipule des produits beaux, lisses et parfaits, sans ressentir aucun effort pour en apprendre l’usage. Il voulait qu’acheter un produit Apple soit « the ultimate buying experience » : lorsqu’on prend possession de l’objet, on doit être ébloui. La théorie psychanalytique dit que l’objet a, cause du désir, n’existe pas et qu’il n’est pas représentable. Une image que l’on créerait à la place de sa représentation causerait la sidération. Steve Jobs a voulu placer ses objets à cet endroit là, et que l’acheteur soit ébloui en ouvrant l’emballage, devenu une boîte de Pandore.
Cet univers psychique particulier, projeté sur des objets qui peuvent nous éblouir, est clairement organisés autour de la passion. Steve Jobs semblait vivre sur un mode maniaque. Les frontières du possible étaient toujours repoussées plus loin, mais il avait souvent des colères extraordinaires. Il ressemblait parfois à un petit garçon insupportable et capricieux. Il voulait toujours aller de l’avant, mais ne savait pas rester sur place, et ignorait l’angoisse qui l’animait. Un jour, une femme lui a dit » Quand je regarde quelqu’un dans les yeux, je vois un être humain. Mais quand je te regarde dans les yeux, je vois la mort. »
L’idée de la mélancolie, ou de la maniaco-dépression, peut être illustrée par deux publicités de Apple, choisies par Jobs lui-même.
Dans la première, sur le thème de « 1984 » de Georges Orwell, une jeune femme court , poursuivie par des policiers. Elle traverse un monde angoissant, où des prisonniers regardent un écran géant où un tyran semble leur hurler des ordres. La jeune femme porte une masse, elle fait tournoyer le lourd marteau et le lance dans l’écran, qui explose. Les prisonniers sont affranchis.
L’année suivante, après le succès de cette publicité réveillant des élans maniaques, le thème est aux lemmings. Des hommes et des femmes, habillés comme des cadres d’entreprise, avancent en file, les yeux bandés. Ils arrivent à une falaise et tombent dans le vide, en une espèce de suicide collectif.
Tout est dit.
Daniel Desmedt
19 mai 2014