Passion et écriture
Le 18 mars 2014, Marie Léchevin nous a offert un séminaire très intéressant sur l’écriture et la passion. Elle nous en donne ici un résumé.
Littérature et passion entretiennent des liens intimes et cela depuis la nuit des temps. Est-ce la littérature qui représente la passion vécue ou est-ce la passion qui épouse les formes de la littérature ?
En tout cas, la passion est bien une histoire qu’on se raconte…
Quelle richesse pour nous cliniciens d’éclairer par ce biais la passion et de peut-être saisir quelque chose du «mouvement passionnel». D’où s’origine la passion ? Vers quoi tend-t-elle ? Comment se vit-elle ? L’exposé sera illustré par la lecture d’extraits d’œuvre littéraire et par la vignette clinique d’un écrivain évoquant son rapport à l’écriture (celle-ci n’est pas reprise dans ce résumé dans le respect du secret partagé).
1. Circonscrire la passion (!)
Un fil étymologique relie la passion à la souffrance et au tourment (latin passio/grec pathos), un état de souffrance où il n’y a pas d’action, quelque chose arrive à l’individu, une force mystérieuse et autonome qui le possède et le perturbe et dont il n’a pas le contrôle. (La passivité est toute relative, même si l’on peut définir la survenue de la passion comme une force qui nous dépasse, de l’ordre du pulsionnel, vivre la passion peut s’entendre comme une tentative de maîtrise de cette force intense.)
La passion ne se réduit pas à un sentiment ou un affect, c’est ce qui surgit en tant qu’absolu, en tant que signature de l’être.
Dans la passion, nous pouvons voir l’altération du jugement, l’hémorragie narcissique au profit de l’objet, la nudité et le dévoilement émotionnel. C’est en cela qu’elle est une souffrance.
Notre condition humaine fait de nous des êtres manquants, nous ne sommes pas tout et l’autre n’est pas tout pour moi. Dans la passion amoureuse «on est seul avec ce qu’on aime», or l’homme n’est pas cet être plein, sans faille.
L’objet de la passion est toujours l’expression d’une quête absolue, d’un désir d’éternité. La passion s’offrirait comme détour et parade, objection dévorante, devant le manque à être du sujet. Celui qui s’engage dans la passion s’abandonne dans la recherche d’un impossible, impossible de cette présence absolue exigée et répudiée à la fois (le passionné ne peut se passer de l’objet dans son addiction mortifère, pas davantage qu’il ne saurait s’en satisfaire.).
Seule l’angoisse de l’absence et de la perte fait vivre la passion.
La passion prend alors tout sens comme marque de notre limite et de notre rapport au temps et à la mort. Dans la passion amoureuse de nouveau, chacun croit que l’autre est sa raison non de vivre mais de mourir.
Autrement dit, quand la passion s’installe, le monde n’est plus rien et l’objet aimé est tout.
Mais le manque et non le tout suscite le désir, la passion ne pourra alors que mourir ou faire mourir.
«Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout»
2. L’acte d’écrire/ le mouvement de l’écriture comme illustration de la passion
Lire a le pouvoir de nous transporter dans un ailleurs, ça nous touche, ça nous parle, sans que nous ayons quelque chose à dire sur ce qui nous attire, nous retient. Ce qui se passe d’un livre à son lecteur, de façon parfois étrange, n’a de cesse d’alimenter le mythe de celui capable de produire un tel effet, à savoir l’écrivain.
L’artiste, en façonnant son œuvre, ne nous donne-t-il pas à voir une œuvre de la psyché ?
Ne nous invite-t-il pas à penser nos origines, notre fonctionnement, à travers un matériau nourri par le penser autant que par le corporel ?
Freud dira dans une lettre à Ferenczi, à propos de l’écriture, «J’étais à l’instant totalement toute puissance, totalement un sauvage. C’est ainsi qu’il faut faire si l’on veut venir à bout de quelque chose.»
Le mouvement de l’écriture, par lequel l’écrivain se dérobe à lui-même et aux sollicitations du monde, n’est pas sans risque. C’est une expérience forte, totale, où le sujet est en proie à la toute-puissance solitaire de la fascination, une proximité avec la folie, la mort.
C’est ici que nous rapprochons la passion de l’acte d’écrire.
L’acte d’écrire illustre le saisissement par lequel l’auteur rentre en contact avec un noyau archaïque, à partir duquel (et grâce à la malléabilité du psychisme créateur), un autre espace naît, un espace des possibles. L’écriture pourrait parfois permettre de résoudre en partie l’impossibilité de rejoindre l’autre dans la distance qui les sépare.
Freud précise la position originale de l’artiste :
«A l’origine, l’artiste est un homme qui, ne pouvant s’accommoder du renoncement à la satisfaction pulsionnelle qu’exige d’abord la réalité, se détourne de celle-ci et laisse libre cours à ses désirs érotiques et ambitieux. Mais il trouve la voie qui ramène de ce monde du fantasme vers la réalité : grâce à ses dons particuliers, il donne forme à ses fantasmes pour en faire des réalités d’une nouvelles sorte qui ont cours auprès des hommes comme des images précieuses de la réalité…il devient réellement le héros, le roi, le créateur, le bienaimé qu’il voulait devenir, sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur.»
FREUD Sigmund (1911), «Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques» in Résultats, idées, problèmes,PUF, Paris, 1985.
L’écriture permettrait de rentrer en relation avec cet archaïque, «ce quelque chose qui parle» mais aussi de faire le pont entre le monde et ce réel. L’espace littéraire (Blanchot) devient ce lieu des possibles et l’œuvre apparaît.
«Le processus d’écriture, par le déplacement de perspective qu’il crée, réintroduit la temporalité et les capacités de jugement de son auteur. Ces capacités, altérées par le mouvement passionnel, sont restaurées par le travail de la création.» François Emmanuel, conférence “Psychanalyse et écriture” du jeudi 22 janvier 2009, organisée par l’Association des Forums du Champ lacanien à Bruxelles.
Dans l’œuvre finale, le livre achevé, nous pourrions néanmoins sentir l’intensité de l’expérience créatrice et par cette lecture, illustrer la passion.
Ecoutons, observons dans l’œuvre produite, l’œuvre processus.
Illustration et discussion autour de lectures
DURAS Marguerite (1993), Ecrire, Gallimard, 2007.
L’acte d’écrire chez Duras offre un bel exemple de passion, celle d’un sujet en proie à une tension extrême qui conjugue élation narcissique et douleur dont les effets s’inscrivent dans le corps. Cette quête fusionnelle vers un objet archaïque improbable nourrit la passion mais n’est pas sans lien avec une limite mortifère qui a pu participer au recours à l’alcool chez Duras.
La passion apparaît ici comme désir d’absolu.
BAUCHAU Henri (2000), L’Ecriture à l’écoute, Actes Sud.
Psychanalyste et écrivain, l’auteur relate sa confrontation à l’écriture, l’articulant sans cesse aux forces inconscientes.
«Ce qui déclenche le passage à l’acte est bien souvent la rencontre du sujet avec un mot, un nom, un trait signalétique, avec lequel il entretient un rapport d’inquiétante étrangeté. Un rapport non déplaçable, qui le cloue sur place.»
KANE Sarah, 4.48 Psychose, l’Arche, 2001
«Ecrire pour pouvoir mourir, Mourir pour pouvoir écrire»
Sarah Kane cherche dans l’écriture les causes d’une impossibilité à vivre, elle est le lieu de cette impossibilité à vivre. On y voit le desséchement de l’écriture (blanc dans la page, mots éclatés). L’espace de la mort pour faire place à l’œuvre est réel pour l’auteure.
Rien ne peut empêcher ce à partir de quoi elle écrit, pour quoi, vers quoi : la mort.
ERNAUX Annie (2001), Se perdre, Folio Poche, 2002.
Une écrivaine qui écrit très proche d’elle-même, ici son journal intime où elle livre sa passion amoureuse. Une écriture toute crue où passion amoureuse et acte d’écrire s’entremêlent.
3. En conclusion, questionnements, discussion de la salle.
Ici, nous livrons nos réactions, questionnements suscités par le sujet et les lectures. Ils sont présentés tels qu’à l’oral, laissant la voie ouverte à la réflexion.
Comment lisons-nous ? Comment lire, découvrir et partager dans le même moment un texte ? Que pouvons-nous y entendre ?
En lisant et en écoutant ces extraits, nous pouvons être touchés par l’émotion, que se passe-t-il dans le partage des mots et qui demeure indicible ?
Nous sentons l’écriture, nous pouvons sentir la passion qui a fait l’écriture. Nous pouvons être en contact avec une œuvre, finie, «montrable» tout comme nous pouvons être en contact avec ce qu’elle ne dit pas, avec de l’angoisse, de l’archaïque, sentir la destructivité.
Comment faire de l’écriture un objet thérapeutique ?
Nous évoquons différentes formes d’ateliers, plus ou moins dirigés, comment écrire peut lier tout comme délier. Pouvons-nous parler de média ? Jusqu’où peut aller la créativité ?
Nous évoquons des patients, qui nous donne à lire d’eux, où la langue orale ne peut se faire entendre.
Photo manuscrit du manuscrit « la recherche du temps perdu » (Marcel Proust), avec les révisions de l’auteur.