Sciences humaines

La fatigue et le poids des normes

Historiquement, la forme la plus ancienne de fatigue est l’usure qui témoigne de l’accumulation des efforts, des maux et des conditions de vie et de travail difficiles qui accablent l’homme et le conduisent plus ou moins vite vers la mort. Dans Les travaux et les jours d’Hésiode comme dans le récit biblique d’Adam et Eve chassés du paradis, la fatigue du travail constitue une punition divine.
La fatigue est alors vue comme une dépense d’énergie vitale (à la fois physique et nerveuse) pour tenir dans la vie et le travail qui use le corps si elle excède les capacités de repos et de récupération.
Toutefois, le lien entre niveau de fatigue et niveau de dépense d’énergie est peu à peu brouillé ou complexifié sous l’effet de plusieurs évolutions :
1 – La description au cours de l’histoire de formes pathologiques de fatigue qui ne sont pas directement liées aux efforts fournis.
2- L’échec d’une science de la fatigue à la fin du XIXe siècle qui voulait démontrer qu’il y n’existe qu’une sorte de fatigue et une seule forme d’énergie humaine.
3 – Le développement d’activités de travail de plus en plus intellectuelles et nerveuses (et non essentiellement physiques).
Je vais aborder rapidement ces trois points (première partie), avant de proposer quelques réflexions sur la période actuelle et ce qui serait une « fatigue contemporaine » ou postmoderne (deuxième partie).

I – Quelques leçons à tirer d’une histoire sociale de la fatigue

Des formes pathologiques de « mauvaise fatigue » ?
Acédie : L’akédia, qui dans la Grèce ancienne désignait la négligence d’autrui ou de soi-même, l’abandon des mort sans sépulture, devient acédie dans le christianisme, c’est-à-dire l’expérience douloureuse des moines dont la foi vacille et ne légitime plus à leurs yeux les efforts d’une vie réglée : à quoi bon s’imposer tant de contraintes si Dieu n’existe pas ? Evagre le Pontique (4e siècle) « comme le malade ne se charge pas de fardeaux pesants, ainsi, l’acédiaque ne fait pas avec application l’oeuvre de Dieu. L’un, en effet, est privé de la force du corps, et l’autre a les ressorts de l’âme détendus. » D’abord maladie des moines anachorètes (ermites qui se recueillent dans la solitude), l’acédie devient péché quand elle est décrite pour les moines cénobites (en collectivité).
La mélancolie des courtisans aux XVIe et XVIIe siècles, témoigne quant à elle de la vie nerveusement épuisante de la cour, des intrigues, du règne du paraître et du contrôle de soi. Timothy Bright (Traité de la mélancolie, 1586) : « Parmi les travaux de l’esprit, les études sont déterminantes pour provoquer la mélancolie si elles sont passionnées et portent sur des matières difficiles ou hautement mystérieuses. Par conséquent, il faut avant tout s’en abstenir. Il faut libérer l’entendement de tout labeur de cette sorte, afin que ceux des esprits qui se trouvent consumés se régénèrent, et que l’autre partie, occupée à des raisonnements ardus, soit libérée, pour le plus grand bien du cœur et de la clarification du sang. En outre, comme ces activités touchent ou constituent l’élément inorganique de l’âme, elles amènent l’esprit à négliger le corps : c’est ainsi qu’il devient par la suite inapte à l’action. »
La neurasthénie, terme venu dans les années 1880 d’Amérique pour décrire l’épuisement nerveux des hommes d’affaire ou des intellectuels (Emile Zola et Max Weber, par exemple, ont été à un moment de leur vie diagnostiqués comme neurasthénique). La montée en puissance du diagnostic de neurasthénie à la fin du XIXe et sa quasi-disparition dans les années 1930 peuvent s’expliquer par la signification sociale associée à ce trouble . Tout d’abord, cette maladie permet aux catégories sociales qui occupent à l’époque une place centrale dans les transformations de la société (les hommes d’affaires, les artistes, les intellectuels et, plus généralement, la bourgeoisie) d’exprimer des sentiments ambivalents face à la modernité et de revendiquer une plus grande attention à leurs difficultés. De plus, la théorie médicale de la neurasthénie renforce l’idée selon laquelle le travail intellectuel serait plus fatigant que le travail physique. Ainsi, il serait justifié de mieux rémunérer les fonctions intellectuelles, comme celle de chef d’entreprise, que les fonctions manuelles exercées par la classe ouvrière. L’abandon progressif du diagnostic médical de neurasthénie fait suite aux travaux de Freud qui psychologise la neurasthénie et à la découverte que la maladie est aussi présente (voire plus) dans les classes pauvres (ouvriers, paysans).
Le syndrome de fatigue chronique est décrit pour la première fois aux EU en 1984 à propos de jeunes cadres dynamiques urbains, comme une affection « post virale » au virus d’Epstein-Bar responsable d’états de fatigue inexpliqués et plus tard comme la conséquence d’anomalies dans la physiologie musculaire (mais cela pourraient être simplement la conséquence de l’extrême inactivité des malades). Après la « découverte » du SFC, un grand nombre de médecins, et surtout de malades, vont s’en emparer ; les premiers pour disposer d’une étiquette commode et exempte de toute stigmatisation de maladie mentale – mal acceptée par les patients américains –, les seconds y trouvant un moyen acceptable – dans des milieux sociaux où l’effort personnel est fortement valorisé – d’exprimer un mal-être sous-jacent. Les groupes de malades, notamment à travers l’usage de publications, de pratiques de lobbying, de diffusion de messages et d’échanges sur leurs sites internet ont joué un grand rôle pour imposer une définition controversée de leur maladie comme trouble organique. Curieusement, le SFC n’est pratiquement pas étudié ni diagnostiqué hors des pays anglo-saxons, on peut parler de syndrome culturellement situé.
fatigue des riches et fatigue des pauvres : Cette rapide histoire de formes pathologiques de fatigue et d’épuisement montre comment la fatigue physique a longtemps été associée au travail manuel (paysans, ouvriers) tandis que les occupations liées, dans les représentations tant de médecins que des malades, aux classes supérieures étaient réputées produire une forme de fatigue plus nerveuse ou morale. D’ailleurs, quand certains médecins diagnostiquent, dans les années 1920, des cas de neurasthénie parmi les classes populaires, la catégorie amorce son déclin.
La bonne et la mauvaise fatigue : Cette opposition entre fatigue des riches et fatigue des pauvres recouvre partiellement mais pas totalement une autre opposition qui traverse encore plus largement l’imaginaire de la fatigue, celle entre la bonne et la mauvaise fatigue comme différentes recherches l’ont montré. La bonne fatigue est celle qui peut être surmontée grâce au repos. Elle est le résultat d’une activité saine, naturelle, c’est-à-dire n’étant pas vécue comme une contrainte imposée à l’individu mais comme une activité choisie (même s’il s’agit d’une contrainte intériorisée), ou faisant partie de l’ordre des choses, donc n’ayant pas à être questionnée. La mauvaise fatigue, dans les discours médicaux ou profanes, au contraire, est plus souvent durable, elle n’est pas éliminée par le sommeil et peut même être ressentie dès le matin. Son origine est plus nerveuse ou psychologique que physique ou musculaire. Elle est souvent perçue comme le résultat d’une agression sociale qui empêche un mode de vie conforme à la nature humaine, par exemple le travailleur obligé de rester immobile et concentré durant plusieurs heures.

Échec d’une science de la fatigue à la fin du XIXe
A partir des années 1880, un nouveau champ de recherche s’ouvre autour de la psychophysiologie de la fatigue dans le prolongement des recherches sur l’énergie animale et la thermodynamique. L’ouvrage le plus cité est celui du physiologiste italien Angelo Mosso, La fatigue intellectuelle et physique (1895). En Belgique, Ernest Solvay (Note sur les formules d’introduction à l’énergie physio et psycho-sociologique, 1902) crée en 1894 l’Institut de Physiologie qui accueille en 1898 les recherches de Josepha Joteyko (La fatigue, 1920). L’objectif de ces travaux est d’augmenter la productivité du travail tout en réduisant la fatigue et l’usure de la force de travail afin de promouvoir une gestion scientifique de la main-d’œuvre. La science de la fatigue doit être le moyen d’apporter une réponse rationnelle à la lutte des classes. Ainsi, pour Angelo Mosso, les critiques adressées par Karl Marx au système de la fabrique et au machinisme sont fondées, mais la révolution lui semble une voie incertaine et sanguinaire. La limitation progressive des souffrances ouvrières grâce à la diffusion des nouvelles connaissances en physiologie du travail serait donc préférable du point de vue du progrès social. Après la diffusion des écrits de Taylor en 1912, les physiologistes spécialistes de la fatigue lui reprochent de ne pas tenir compte des limites de l’effort humain ni des temps de récupération nécessaires. En épuisant de façon non rationnelle les capacités musculaires de l’ouvrier, le système Taylor, serait finalement contre-productif. La connaissance scientifique des liens entre l’effort et la fatigue ainsi que de la physiologie du travailleur devrait permettre au contraire d’établir le rapport optimal entre production et fatigue.
Mais cette conception d’une fatigue reposant essentiellement sur des bases physiologiques est progressivement remise en cause au sein même du courant de la psychophysiologie. Le sentiment subjectif de fatigue et plus encore celui de lassitude apparaissent comme indépendants des mécanismes physiologiques mesurés par des appareils comme l’ergographe de Mosso, qui ne rendent compte, en fait, que de l’effort produit. De même, Binet montre en 1898 qu’il n’est pas possible de relier l’augmentation de l’effort intellectuel fournit par les écoliers en période d’examens à la consommation de pain (on constate même plutôt une baisse de la consommation). C’est la tentative même de fonder une théorie psychophysiologique de la fatigue qui est remise en cause. Ainsi, en 1924, dans la préface d’un ouvrage remettant en cause l’idée de mesure de la fatigue (Les tests de fatigue, essais de critique théorique, par Victor Dhers), le psychologue Henri Pierron remarque que « la question trop complexe est en réalité mal posée. La fatigue est une notion pratique, de sens commun, qui enveloppe un complexus hétérogène, et que la science a adopté sans la définir avec précision » De même, le médecin britannique E.P. Cathcart écrit en 1928 (Human factor in industry) « La fatigue est un fait physiologique normal qui peut devenir pathologique et c’est l’aspect du problème qui doit d’abord être considéré. Qu’entend-on par ce mot et le degré de fatigue peut-il être mesurable ? En ce qui concerne la seconde partie de la question – malgré l’énorme travail consacré à ce sujet – la réponse est négative ».
Dans le cadre des recherches sur la « fatigue industrielle », Charles Myers, en 1921 défend l’idée selon laquelle la fatigue nerveuse est provoquée par le rythme rapide de l’activité plus que par la dépense d’énergie. Cette orientation est reprise par Henri Walon, dans les années 1930, avec la mise en avant, dans un travail ouvrier apparemment essentiellement manuel, de la « charge mentale ». Les excès de l’organisation taylorienne du travail ont eu pour effet de faire passer au premier plan la fatigue mentale, devant la fatigue physique, comme caractéristique du travail industriel. Ce qui fatigue, ce n’est plus l’effort physique, mais l’obligation de se couler totalement dans une organisation imposée des gestes sans marges d’autonomie. En 1932, il remarque, à propos du travailleur taylorisé, que « l’amputer de son initiative pendant sa journée de travail, pendant ses huit ou dix heures de travail, aboutit à l’effort le plus dissociant, le plus fatigant, le plus épuisant qui se puisse trouver ». De même, Jean-Maurice Lahy, dans sa critique du taylorisme, insiste sur la composante mentale du travail manuel : le meilleur geste, celui qui fatigue le moins le muscle, ne peut pas être fixé de façon identique pour tous par le bureau des méthodes, mais est variable selon les individus. Chaque ouvrier doit donc y parvenir par lui-même, ce qui constitue une activité intellectuelle fatigante en elle-même. La prestigieuse université de Harvard accueille, à cette époque, sous la direction d’Henderson, le « Harvard Fatigue Laboratory ». C’est à cette institution que s’adresse la Western Electric pour apporter une caution scientifique décisive à la théorie du lien positif entre éclairage et productivité. Mais les expériences réalisées montrent que l’ambiance de travail, l’attention portée par les chercheurs aux ouvrières, le sentiment d’être reconnues, expliquent plus que les conditions objectives de travail (pauses, luminosité, bruit) le sentiment de fatigue et de monotonie. Elton Mayo et ses collaborateurs arrivent à la conclusion selon laquelle les multiples phénomènes auxquels ont été donné le nom de fatigue ne peuvent être réduit à des aspects purement psychophysiologiques mais que « l’état mental » de l’ouvrier, lui-même lié à la vie sociale de l’atelier, est en interférence constante avec les éléments de l’environnement physique et surtout psychologique.

Plus de travail intellectuel, moins d’efforts physiques ?
Avec le développement des automatismes et de la robotisation, la tertiarisation de l’économie, la montée des fonctions intellectuelles et de direction, le travail devient globalement plus intellectuel et moins physique tandis ; les représentations de la fatigue s’en trouvent transformées.
Même si la modernisation n’a pas supprimé la fatigue physique (comme le montre le travail des caissières qui portent au final plus de poids depuis les codes-barres) l’accent mis sur la fatigue psychologique est accentué par une évolution dans les représentations de la fatigue (plus d’accent mis sur les aspects nerveux et moins sur les aspects physiques). Le travail des ouvriers et celui des infirmières impliquent tous deux des efforts musculaires et cognitifs, mais traditionnellement, les ouvriers mettaient plutôt l’accent sur l’usure physique (y compris dans l’aspect mental : « c’est les nerfs qui craquent ») et les infirmières sur l’aspect psychologique (y compris dans l’aspect somatique « le mal de dos, c’est aussi la conséquence de la difficulté psychologique de notre travail »).
Une recherche sur Ngram Viewer avec les trois mots usure, fatigue et stress montre que la fréquence d’usage des deux premiers augmente lentement jusqu’en 1920 pour décliner tout aussi lentement après. Quant au mot stress, son usage croît rapidement depuis les années 1950 (en anglais, le mot stress détrône même fatigue dés 1880).

II – Le débat autour de la fatigue contemporaine

Malgré tout l’usure et la fatigue physique n’ont pas disparu et plusieurs formes de fatigue, aujourd’hui comme hier, cohabitent et se superposent. Après un rapide rappel de l’épidémiologie contemporaine de la fatigue, le débat sur la « fatigue d’être soi » dans la société postmoderne sera abordé.

Quelques éléments d’épidémiologie de la fatigue aujourd’hui
La quatrième enquête européenne sur les conditions de travail, menée en 2005 auprès de 42000 salariés des 27 pays de l’UE contenait une question sur la « fatigue générale ». Si 20,3% des professionnels et cadres supérieurs déclarent une fatigue générale, on passe à 31% pour les travailleurs de l’artisanat, BTP et commerce, 33,3% pour les ouvriers et opérateurs de l’industrie et 55,4% pour les agriculteurs, forestiers et pêcheurs. Les employés de bureau sont ceux qui se plaignent le moins de fatigue (14%). La fatigue s’avère donc bien inégalement répartie. Pourtant, c’est la fatigue des catégories les plus favorisées qui semble avoir le plus retenu au cours du temps l’attention des écrivains, des scientifiques ou des média.
La fatigue est plus corrélée que le stress aux contraintes physiques qu’aux contraintes psychologiques, (ce qui est l’inverse pour le stress) et concerne plus les catégories populaires que les catégories plus aisées. Alors que les cadres dirigeants, professions intellectuelles, les catégories intermédiaires (c’est-à-dire les ISCO 1 à 5 ; La Classification internationale type des professions en anglais) se déclarent plus « stressés » que « fatigués », ceux qui relèvent des ISCO 6 à 9 (ouvriers, manœuvres, employés sans qualifications…) se déclarent plus « fatigués » que « stressés ». La différence hommes – femmes est beaucoup moins nette : les femmes se déclarent un petit peu plus « stressées » que « fatigués », tandis hommes se disent légèrement plus « fatigués » que « stressés ».
Il s’agit bien de représentations sociales, car les facteurs de stress sont plus présents dans les milieux de travail moins favorisés : D’après l’enquête SUMER 2003, le Job Strain concerne 11,7% des « cadres », 19,3% des « professions intermédiaires », 24,1% des « ouvriers qualifiés », 27,4% des « ouvriers non qualifiés », 29,2% des « employés de commerce ou de service » et 31,3% des « employés administratifs ». Il est plus fréquent parmi les femmes (28,2%) que les parmi les hommes (19,6). La différence entre stress et fatigue est aussi une question d’identité sociale.
Une étude épidémiologique menée aux EU auprès de 28 902 actifs en emplois entre 18 et 65 ans (Ricci et allii, 2007) montre que la prévalence de la fatigue augmente alors que le revenu annuel moyen diminue : ceux qui gagnent moins 10000 dollars sont 42,7 % contre 31% pour ceux qui gagnent plus de 50000. De même, les « cols bleus » sont un peu plus fatigués que les « col blancs » (39,5% contre 36,3%).
Cela doit nous inviter à relativiser et nuancer les thèses récentes sur la « fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg) et la « société de la fatigue » (Byung-chul Han).

La fatigue d’être soi, une fatigue contemporaine ?
La thèse d’Ehrenberg, fondée sur une relecture de l’Histoire de la psychiatrie, est que la fatigue contemporaine est la conséquence de la généralisation de la norme d’autonomie : il faudrait savoir communiquer, négocier, se motiver, se former, gérer son temps, inventer ses propres repères dans tous les domaines et dans un monde où existe une multitude de repères contradictoires.
Alors que les névroses décrites au début du XXe siècle, notamment par Freud, était liée aux interdits, à la répression des désirs, Alain Ehrenberg explique la fatigue et les dépressions contemporaines par la possibilité illimités des désirs. Ce n’est plus, l’interdit qui bloque l’individu, mais sa capacité limité à agir face aux innombrables choix possibles. La dépression est une pathologie de la motivation. C’est la maladie de l’homme sans guide qui doit supporter l’illusion que tout lui est possible tout en faisant l’expérience qu’il n’en est rien. Le déprimé ne se sent pas à la hauteur, il se sent fatigué par l’exigence sociale, par l’effort de devenir lui-même, alors que la société insiste sur l’importance d’avoir un projet, des motivations, des compétences communicationnelles (savoir se vendre, comprendre des émotions et celles des autres…)
La fatigue d’être soi pour Alain Ehrenberg est donc plus une pathologie du changement du travail, de la famille et du couple, de la mobilité, des changements sociaux, bref de la postmodernité, que de la misère ou de la pauvreté. C’est parce que l’action s’est individualisée, n’a d’autre source que celui qui l’accompli et qui en est jugé responsable. Ehrenberg en appelle donc à un retour des interdits, de la norme, des limites à poser aux individus.
D’une certaine façon, le philosophe Byung-chul Han, dans son livre La société de la fatigue radicalise les thèses d’Ehrenberg en opposant les névroses (notamment l’hystérie), maladies de la négativité, du manque, de la privation à la fatigue et au burn out, pathologies de la positivité, de l’excès, de la performance, de l’hyperconsommation, etc. Face à cette mauvaise fatigue du trop, du toujours plus, il milite pour une bonne fatigue de la suspension momentanée des désirs, des ambitions, des temps vides dont on saurait accepter la beauté et l’intérêt.

Discussion
Ces deux livres, très médiatisés, soulèvent des hypothèses intéressantes, mais leurs analyses restent abstraites sans liens suffisants avec une étude précise des différents mondes sociaux et professionnels ni avec l’épidémiologie. En outre, on retrouve des analyses et des positions similaires dans des textes plus anciens, et même pour une part dans les écrits sur l’acédie, la mélancolie ou la neurasthénie. La thèse d’Ehrenberg rappelle, sous certains aspects l’analyse que faisait déjà Emile Durkheim en 1898 sur la hausse de ce qu’il appelait le suicide anomique, liée à l’affaiblissement des normes collectives responsable d’une illimitation des désirs individuels. Mais Durkheim était plus précis sur les pistes pour reconstruire de nouvelles normes partagées : la division du travail, la solidarité organique (où chaque organe est différent mais rempli une fonction utile au fonctionnement global), les corporations de métier, etc.
Ces analyse ne sont pas non plus totalement en phase avec les données de l’épidémiologie pour laquelle la fatigue est plutôt la forme d’expression de la souffrance des plus pauvres, de ceux qui ont le moins de moyens et de marges de manœuvre, que des plus riches.

Plusieurs situations ou interprétations possibles en fait de la fatigue d’être soi ainsi définie :

  • La première est que trop d’opportunités, de sollicitations, de recherche de sensations épuiserait l’individu qui s’efforcerait de courir après chacune d’elles. On retrouve un peu ce type d’interprétation dans le Traité de la mélancolie de Timothy Bright (1586).
  • La deuxième est que trop de sensation ou de choix émousserait les sensibilités, l’individu contemporain serait en quelque sorte blasé et serait en permanence à la recherche de nouvelles émotions, de nouvelles sensations. Cela produirait un sentiment d’ennui, de manque de goût pour ce qui nous paraît fade, un désenchantement permanent.
  • L’individu contemporain serait soumis à des injonctions contradictoires, notamment dans le monde du travail : être autonome et discipliné, créatif et dans le moule, avoir le sens de l’humour et être sérieux, individualiste et capable de fonctionner avec les autres, etc. On retrouve ce problème dans certaines grandes organisations. Parfois, la mise en difficulté des individus est volontaire, orchestrée par le management pour mettre les salariés sous pression où les faire partir. D’autre fois, c’est le résultat d’un management coupé des réalités de terrain, où l’évaluation du travail est basée sur des indicateurs chiffrés qui ne peuvent prendre en compte toute la complexité de la tâche ni toute les dimensions d’un travail de qualité.
  • La dernière interprétation, que je voudrais développer un petit peu plus longuement, car elle est la plus proche des thèses d’Ehrenberg, s’intéresse aux régulations collectives des passions et de l’engagement dans le travail, à la façon dont chaque groupe de travail, chaque communauté professionnelle, doit construire et légitimer ses propres limites.

La régulation collective des limites

La théorie psychologique du burn out ou épuisement professionnel explique que si un soignant s’investit trop, notamment émotionnellement, auprès des malades dont il a la charge, il risque d’épuiser ses réserves d’énergie et d’empathie. Afin de se protéger d’un épuisement total, il va donc peu à peu se désinvestir de la relation jusqu’à déshumaniser le malade, c’est-à-dire le considérer comme une chose plutôt que comme une personne.
Pour éviter cela, le soignant doit trouver la juste distance entre trop et trop peu dans la relation. Mais qu’est-ce que ce « trop » ou ce « trop peu » d’implication dans la relation, qu’est-ce que s’investir suffisamment pour être un bon soignant qui ne s’épuise pas mais peut continuer à être fier de son travail ? On peut considérer cela comme une question d’engagement et de morale personnelle par rapport à ce qui serait une norme morale universelle : « telle type de prise en charge est suffisamment bonne dans l’absolu ».
L’expérience et l’observation montrent que ce « bon niveau » d’engagement dépend à la fois du contexte, de l’organisation et des moyens disponibles, mais aussi de normes collectives validées par le groupe de travail, des représentations sociales en vigueur dans le service, de la culture et de l’histoire de l’établissement…
Pour expliquer cela, je prendrai l’exemple des soins palliatifs : La mort n’y est plus vue comme un échec, le succès est redéfini comme un accompagnement vers « une mort apaisée » avec une douleur contrôlée, le patient est sensé passer par plusieurs étapes (choc, déni, colère, marchandage, dépression) avant l’acceptation. Dans les services pionniers, les moyens en effectifs, en locaux et matériel, mais aussi la sélection des soignants et des patients faisaient que ce type d’accompagnement pouvait marcher suffisamment souvent pour que les infirmières aient le sentiment de faire un bon travail, de pouvoir suffisamment mettre en accord leurs valeurs morales (l’impératif moral de tout faire pour soulager le malade) et leur actes au quotidien.
A l’inverse, dans des petits hôpitaux locaux (peu de moyens, sous effectifs, malades âgés déments au pronostic incertain…), où les soins de base (repas, changes, peuvent à peine être assuré), les infirmières qui avaient suivi une formation en soins palliatifs étaient encore plus en souffrance : une souffrance éthique, une culpabilisation, parce qu’elles mesuraient encore plus que les autres l’écart entre la prise en charge idéale et celle qu’elles pouvaient effectivement mettre en œuvre. Le manque de temps peut conduire à écourter l’échange avec un patient demandeur, ce qui génère frustration et culpabilité. La part relationnelle des soins semble « sacrifiée » devant l’obligation des soins d’hygiène ou d’aide à l’alimentation. De plus, c’est avec les mots théorisant le « rôle propre infirmier » que l’impossibilité de mettre la théorie en pratique est exprimée (ex : « relation d’aide » ; « relationnel » ; « projets personnalisés »). Et dans ce domaine, plus il y a de formations, plus il y a de souffrance du soignant de retour dans son service. Ce sont des mots exprimant une forte culpabilité qui sont employés, tels que « sacrifié », « volé » « au détriment » : « Manque de temps pour établir des liens ; pour mieux connaître les patients. Service de long séjour avec 55 patients, c’est trop car difficulté à mettre en place la relation d’aide » (IDE femme) « Le plus pénible, c’est de ne pas pouvoir assurer une bonne prise en charge globale des patients que je soigne dans mon service, telle que me l’a largement appris l’enseignement en institut en soins infirmiers » (IDE femme) (LR enquête NEXT-PRESST). Celles qui ont été formée ne sont pas forcément plus à l’aise pour autant : « J’ai passé un DU de soins palliatifs et on ne m’a pas donné la possibilité d’encadrer une équipe dans cette discipline » (IDE femme).
Par comparaison, la représentation que se font les soignants des patients dans les services de soins palliatifs, révèle, au moins dans les discours, un processus d’inversion des valeurs : la mort se voit en effet chargée d’une certaine dimension positive, le mourant est investi d’un savoir, d’une expérience, dont ne disposerait pas le commun des mortels (Castra, 2003). Le contact avec les mourants peut alors être présenté comme « enrichissant », voire intéressant pour le personnel soignant. Les groupes de paroles et les discussions informelles dans l’équipe peuvent jouer un rôle dans le partage de cette croyance. A l’inverse, dans des petits hôpitaux locaux, la mort de patients (souvent connus des soignants en dehors de l’hôpital) est toujours vécue comme pénible.
Dans leur étude d’une équipe mobile hospitalière de soins palliatifs, Jean-Christophe Mino et France Lert (2004) montrent comment les soignants équipe de soins palliatifs considèrent que leur collègues des services où ils interviennent sont désinvoltes envers les malades, manquent de sollicitude : « Les infirmières, j’ai pas envie d’aller les voir, j’en ai ras-le-bol de ces soignants qui sont blindés, figés (…) j’en ai ras-le-bol de les écouter, ils sont blindés, d’essayer de comprendre leur souffrance, ce qu’ils ressentent, moi ce dont je me sens proche ce sont les patients et hier j’étais d’une impuissance, d’un coup c’est arrivé hier, c’est un cumul : ras-le-bol des soignants figés » (infirmière en soins palliatifs, citée dans Mino et Lert, 2004 : 40). Or, pour tenter de rendre possible et soutenable un accompagnement approfondi et empathique, il faut du temps, des moyens et des conditions organisationnelles que l’on ne trouve pas dans tous les services (Castra, 2003).
Cette difficulté ne concerne pas que les soignants. J’ai ainsi été convié, par un de mes collègues à intervenir dans une « scène de musiques actuelles » dans laquelle un grand malaise existait. Certains postes comme celui de programmateur avait connu un fort turn over et au moins deux personnes qui l’occupaient ont été arrêtées au motif qu’elles avaient fait un burn out. Au moment de l’enquête, le programmateur en poste faisait preuve d’une très forte sur activité (journée de 9h à une heure du matin du fait des concerts dans sa salle ou des sorties pour connaître les groupes, cours de jardinage le dimanche). La goute d’eau qui fait déborder le vase est un concert de rap que lui impose la direction avec un jeune groupe qui monte très fort (et dont le potentiel artistique et créatif lui semble insuffisant car il s’agit d’un rap très classique, peu novateur), mais qui est un très gros succès commercial et de communication. Il démissionne peu après et fait une dépression.

Pas dans tous les secteurs :

Ce problème de la régulation de la passion et des limites se pose surtout dans certains secteurs (métiers artistique, sportifs, artisanaux, politiques ou syndicaux, relationnels, dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication, etc.) et ne doit pas faire oublier les formes de fatigue liées à un travail répétitif, sans intérêt, intensif, déshumanisé (on peut évoquer, après le cas des caissières, celui des travailleurs des entrepôts logistiques (pour les supermarchés, la vente en ligne…) qui sont soumis à des logiciels qui les guident dans leurs moindres mouvements et avec lesquels ils doivent tricher s’ils veulent faire une « belle palette ». On pourrait aussi parler des salariés des centres d’appel obligés de suivre des scripts formatés et de proposer des biens ou des services auxquels ils ne croient pas ou dont leurs clients n’ont pas spécialement besoin.
Cela ne doit pas faire oublier non-plus les formes d’usure et d’épuisement physique et nerveux expérimentées par ce que l’on pourrait appeler un salariat mercenaire ou d’exploitation. Par peur du chômage, les salariés doivent tenir le plus longtemps possible sans se plaindre ou partir quand le corps ou les nerfs craquent. On retrouve ce type de fonctionnement dans certaines entreprises sous-traitantes très dépendantes de leurs commanditaires comme dans le BTP, la construction automobile ou la maintenance industrielle, mais aussi dans la grande distribution (notamment le low cost). Le fait que les salariés soient peu qualifiés ou facilement remplaçables augmente le risque de rencontrer ce type de situation (Goss, 1991).
Bref, la fatigue, hier comme aujourd’hui est multiple et ne saurait être expliquée par un principe unique, en dehors de tout contexte, de toute culture professionnelle, etc.

Références

  1. Goss D., Small Business and Society, Routledge, London, 1991, 175 p
  2. Loriol M. La construction du social. Rennes: PUR ; 2012.
  3. Mino J.C et Lert F, L’éthique quotidienne d’une équipe mobile hospitalière de soins palliatifs, Gérontologie et société, 1/ 2004 (n° 108), p. 137-158.
  4. Ricci JA, Chee E, Lorandeau AL, Berger J. 2007. Fatigue in the U.S. Workforce: Prevalence and implications for lost productive work time, Journal of Occupational and Environmental Medicine, 49(1):1-10

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