Le titre est un peu provocant, je le conçois....
L’idée m’en était venue à l’époque où je travaillais en soins palliatifs, avec le Docteur Daniel Van Daele. J’avais lu l’un ou l’autre article sur ce que vivaient des alpinistes à plus de 8000 mètres d’altitude, sans oxygène. Et d’autres articles à propos des pratiquants de la plongée en apnée, à l’image du film « Le grand bleu ». J’avais été frappé par les sensations décrites par ses pratiquants de l’extrême. Ils semblaient avoir des vécus similaires à ceux de certains patients en toute fin de vie. Je me demandais ce que ces sportifs allaient chercher au bord de la mort, et si leurs récits pouvaient éclairer ce qui advenait dans certaines situations palliatives.
On ne pratique pas les soins palliatifs impunément. Il est des moments chargés d’émotion, et il convient d’accepter l’impuissance face à la mort évidemment, mais aussi face au désarroi, à l’abandon, à la colère ou à la tristesse des proches. Des souvenirs restent marquants.
Je me souviens de cette vieille dame, ardennaise - c’est elle qui insistait sur cette origine, synonyme pour elle de détermination, de volonté et de courage. Les derniers jours, alors que très affaiblie, elle s’endormait de plus en plus, elle demandait un verre d’eau et un verre de thé. Elle gardait en main ses deux verres, presque pleins, et se forçait à les tenir, à se tenir, à ne pas céder au sommeil annonciateur de la mort. Elle me faisait penser à un héros de Jack London, dans Croc-Blanc je pense, qui attachait un tison à son poignet pour ne pas s’endormir la nuit venue, et ne pas se laisser dévorer par les loups qui le menaçaient.
Je me souviens aussi de cette femme, envahie par l’angoisse, qui attendait un dernier miracle de son cancérologue. Son anxiété était à la mesure de la fragilité de ses
illusions, de plus en plus envahissante, de plus en plus torturante. Le jour où elle reçut une toute petite dose d’haldol, l’angoisse s’en alla, et la patiente aussi. Seule l’angoisse la tenait encore vivante.
Je me souviens de cet homme, ancien proxénète, grand pervers sans doute. Il ne pouvait accepter que la mort soit quelque chose qui lui échappe. Il demandait une euthanasie. Une infirmière lui fixa un rendez-vous pour en parler. Quelques heures avant, il était mort.
À l’extrême fin de leur vie, certains tentent encore de se battre. D’autres s’abandonnent, et semblent plonger doucement dans une torpeur enrobante. Être leur témoin n’est jamais innocent.
Le combat des uns a l’âpreté de ses alpinistes qui grimpent à plus de 8000 mètres sans oxygène, et qui ne peuvent un instant abandonner leurs efforts. Le relâchement des autres, tout aussi impressionnant, peut évoquer une plongée vers des abysses sans fin, où il s’agit de détendre son corps pour l’offrir à l’emprise d’un océan inconnu.
L’ascension sans oxygène et la plongée en apnée, deux pratiques extrêmes, et qui semblent aux antipodes l’une de l’autre, se rejoignent sur quelques points. Il s’agit d’une exploration des limites du corps, mais aux frontières d’une terra incognita singulière et universelle. L’anoxie conduit à frôler la mort, à découvrir des sensations étranges et parfois dangereuses. Un peu comme si le territoire de prédilection de ces explorateurs particuliers se situait à la frange de la vie, au bord de cette mort qui a toujours inquiété et fasciné l’homme.
Avant d’aller plus loin, je voudrais rappeler quelques idées à propos de notre condition humaine.
Lors de nos activités courantes, notre corps se fait largement oublier. D’ailleurs, une maxime dit « la santé, c’est le silence des organes ». Le corps se fait oublier parce qu’il nous est familier, et que nous sommes habitués à ce qu’il accompagne nos pensées, nos intentions. Il peut nous sembler transparent, tant que nous ne cherchons pas à attraper le pot de confiture placé sur une étagère un peu trop haute, tant que nous ne trébuchons pas sur un pavé déchaussé ou que nous ne tentons pas de soulever une charge trop lourde.
Il se laisse oublier, mais il n’est pas étranger à notre façon de penser ou de percevoir le monde. On n’a pas tout à fait le même rapport aux autres si l'on mesure 1,60 m ou 1,95 m. Napoléon était petit, certes, mais quand on voit Sarkosy s’agiter et faire disposer un escabeau derrière le pupitre où il haranguera la foule, on se dit que n’est pas De Gaulle qui veut - lequel était d’ailleurs surnommé le grand Charles.
Notre corps se fait oublier, la plupart du temps, mais il est donc un des supports de notre psychisme. Entrez dans la chambre d’un asthmatique, ou d’un patient insuffisant respiratoire. Assez rapidement, vous risquez de sentir une certaine angoisse : le bruit d’une respiration difficile ou haletante vous aura pénétré sans que vous vous en rendiez compte. Votre respiration se sera plus ou moins mise au diapason de la personne malade. Une oppression s’installe alors dans votre corps, une certaine gêne respiratoire. Et ce changement de rythme, dont vous n’avez pas immédiatement conscience, éveillera un sentiment de malaise ou d’angoisse, simplement parce que votre psychisme associe difficulté à respirer et angoisse.
Mais aussi, si notre corps dysfonctionne, s’il est épuisé ou malade, il limitera notre capacité à penser ou à vivre des émotions. Il n’est pas exceptionnel de rencontrer à l’hôpital des patients mal en point, qui restent plus ou moins hébétés : ils ont toutes les difficultés du monde à répondre aux questions, et réagissent à peine à la visite de leurs proches. C’est presque une évidence de dire que pour penser, pour sentir, il faut avoir un corps dont les fonctions vitales sont préservées. Quelqu’un qui est envahi par une douleur physique aura toutes les peines du monde à penser à autre chose qu’à sa douleur. Le corps alors n’est pas simplement une limite physique, il devient une limite à la pensée.
Sauf dans ces conditions particulières, le corps semble toutefois bien s’accorder avec notre vie psychique. Pourtant, en général, nous ne pensons pas notre corps, et il reste un hiatus entre le corps et la pensée. Notre pensée virevolte, saute d’une idée à l’autre ; des images surgissent dans notre esprit, nous nous représentons ce que nous ferons un peu plus tard. La pensée peut imaginer un futur proche ou lointain, laisser naître un désir. Parfois, une insatisfaction de notre corps amène notre pensée à construire la représentation de ce qui pourrait calmer le manque. Le corps continue à vivre au présent, mais l’esprit prépare l’instant d’après. Et c’est parce que le corps et l’esprit restent en décalage que nous pouvons donner une direction à notre action, anticiper, nous préparer, où simplement désirer.
Maintenant, si vous tentez un effort physique important, vous devrez vous concentrer sur votre corps. Il n’est pas naturel pour le corps de fonctionner aux limites de ses capacités. Quand l’effort augmente, par exemple dans un sport comme la course à pied ou le vélo, il arrive un moment où l’accélération du rythme cardio-respiratoire ne suffira plus à apporter l’oxygène nécessaire à l’effort musculaire. Tenir à ce niveau nécessite de se concentrer, de passer au-dessus de la tendance naturelle à relâcher l’effort. Il faut avoir envie de continuer, et tolérer une certaine douleur physique. Les athlètes qui font certaines épreuves de demi-fond comme un 400 mètres en athlétisme, ou un kilomètre sur piste à vélo expliquent à quel point il leur faut de la détermination pour vaincre la douleur d’un effort qui reste maximum pendant un temps qui paraît long. L’effort est tel qu’ils ne tentent de telles épreuves que quelques fois par an. Mais il s’agit de moments particuliers, où le psychisme semble prendre la maîtrise du corps, lui imposer de passer certaines barrières. Il peut en résulter un sentiment de grande satisfaction, qui dépasse l’impression de victoire sur soi-même et qui atteint une sensation d’unification de l’être. Dans ces épreuves sportives toutefois, ce sentiment d’unité n’est pas parfait : il y a la douleur du corps, le vécu de la compétition par rapport aux autres concurrents.... J’évoquerai un peu plus loin comment la plongée en apnée semble faire toucher à un sentiment d’unité qui est particulièrement attirant pour certaines personnes.
Jusqu’à présent, je vous ai parlé d’expériences relativement ordinaires. Celles de la vie de tous les jours, quand nous vivons notre corps sans trop de difficultés, quand il se fait oublier, et que son silence nous permet de ne pas avoir trop conscience de nos limites. Notre corps est là, familier dans ses sensations et ses frontières. Nous nous reconnaissons chaque matin quand nous nous regardons dans un miroir, et cette image est rassurante. Notre corps est à peu près le même que la veille, et il est un des garants de la continuité de notre être. Il est un support pour notre imaginaire, et sa solidité rassurante contribue à notre liberté de penser.
Ceci change évidemment quand nous nous aventurons près de certaines limites.
Parlons d’abord d’alpinisme.
Pourquoi gravir une montagne ?
« Parce qu’elle est là »
Cette réponse avait été donnée par Georges Mallory en 1923. Celui que l’on surnommait le « dandy de l’Everest », alpiniste anglais et élégant, disparu près du sommet du toit du monde le 7 juin 1924. On n’a jamais su s’il avait atteint le point le plus haut du globe. On découvrit son piolet en 1933, à 8400 mètres d’altitude. Son corps fut retrouvé en 1995, après une étude approfondie de la topographie des lieux proches du piolet.
Mallory fut un précurseur, cherchant à concevoir le meilleur équipement possible à partir des matériaux de l’époque. Mais l’homme avait évidemment déjà une longue histoire avec la montagne. Celle-ci apparaissait d’abord comme un territoire inconnu et dangereux. Le mont Olympe était pour les Grecs le domaine des dieux. Plus tard, on imaginait que les montagnes étaient le refuge de monstres et de dragons. Bien peu de personnes osaient en approcher.
La première ascension connue est celle que Pétrarque, poète et humaniste, né près de Florence, fit au mont Ventoux en 1336.
Voici ses réflexions :
« Ce que tu as éprouvé tant de fois aujourd’hui en gravissant cette montagne, sache que cela arrive à toi et à plusieurs se dirigeant vers la vie bienheureuse ; mais on ne s’en aperçoit pas aussi aisément parce que les mouvements du corps sautent aux yeux tandis que ceux de l’âme sont invisibles et cachés. Certes, la vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, y conduit. Plusieurs collines se dressent aussi dans l’espace intermédiaire et il faut marcher de vertu en vertu par des degrés éminents. »
Le Mont Blanc fut gravi pour la première fois en 1786 par Jacques Balmat et le docteur Paccard.
En 1950, Maurice Herzog et Louis Lachenal réussirent à atteindre le sommet de l’Annapurna. Ce fut la première fois que l’on atteignit le sommet d’une montage de plus de 8000 mètres. C’était une victoire française, et Maurice Herzog en fit une épopée nationale. Il est intéressant de se pencher d’un peu plus près sur les récits de cette ascension par les deux héros, tant ils sont différents, et illustrent la multiplicité des vécus aux portes de l’extrême.
Arrivé au sommet de l’Annapurna, à 8078 mètres, Herzog, qui était un ancien résistant et un patriote déterminé, déploie le drapeau français. Il est euphorique, semble vivre une expérience quasi mystique. Il lui fallait atteindre ce sommet, pour la gloire, la sienne, et celle de son pays. C’est une Mission, avec un grand M. Il était prêt à tout pour l’atteindre, même si son compagnon, qui, lui, était guide de haute montagne professionnel, avait failli l’abandonner. Sans doute que le manque d’oxygène contribuait à l’euphorie de Herzog, et altérait son jugement. Plus tard en tout cas, il sera un héros national, capitalisera sur son succès, fera même une carrière politique. Il a écrit un livre qui est devenu un best-seller, et suscitera des centaines de vocations. Mais aussi, Herzog fera signer un contrat d’exclusivité aux membres de son expédition, qui leur interdit de raconter leur version de l’aventure dont il veut rester le seul héros. Il décrit ainsi l’arrivée de Lachenal au sommet : « Il se met à courir comme un dément et crie : Il fait beau, il fait beau. » Il est clair qu'il ne se rend plus compte de ce qu'il fait. » Et il réussira à faire interdire de longues années la publication du journal de bord tenu par son compagnon, allant même jusqu’à laisser entendre qu’il avait perdu la raison lors des derniers mètres de l’ascension.
Voici quelques lignes de ce journal, de la plume même de Lachenal : « Nous étions tous éprouvés par l'altitude, c'était normal. Herzog le note pour lui-même. Plus encore, il était illuminé. Marchant vers le sommet, il avait l'impression de remplir une mission, et je veux bien croire qu'il pensait à Sainte Thérèse d'Avila au sommet. Moi, je voulais avant tout redescendre, et c'est justement pourquoi je crois avoir conservé la tête sur les épaules. [...] Je savais que mes pieds gelaient, que le sommet allait me les coûter. Pour moi, cette course était une course comme les autres, plus haute que dans les Alpes, mais sans rien de plus. [...] Pour moi, je voulais donc redescendre. J'ai posé à Maurice la question de savoir ce qu'il ferait dans ce cas. Il m'a dit qu'il continuerait. Je n'avais pas à juger de ses raisons ; l'alpinisme est une chose trop personnelle. Mais j'estimais que, s'il continuait seul, il ne reviendrait pas. C'est pour lui et pour lui seul que je n'ai pas fait demi-tour. Cette marche au sommet n'était pas une affaire de prestige national. C'était une affaire de cordée. »
Ce passage illustre le basculement qui peut se produire en haute montagne : il y a du défit, quelque chose à prouver, une conquête de l’inutile, pour paraphraser un titre de livre, lorsque l’on s’engage dans l’ascension. Il s’agit de conquérir, de vaincre, et le vocabulaire est martial. Il faut montrer, montrer qu’on est assez fort, ou le plus fort. Pour emprunter au vocabulaire psychanalytique, il y a sans doute une tentative d’échapper à la castration, d’aller vers un moi idéal en oubliant qu’il est hors d’atteinte. La conquête est narcissique, et comme toujours dans ce cas, éminemment fragile.
Mais on ne peut rester longtemps du côté de l’idéal, de la toute-puissance ou de l’illusion. La montagne impose une vérité, elle interdit de tricher. On ne peut pas faire semblant de tenir sur une paroi escarpée : on tient, ou on ne tient pas. Le réel du rocher et de la pesanteur ne connaît pas de concessions. Ainsi, échappant à l’imaginaire, la confrontation se fait d’abord avec un réel extérieur : la paroi, les anfractuosités où trouver une prise, la distance entre deux aspérités. L’escalade est un ajustement du corps au rocher avec la nécessité d’exclure tout mensonge et toute illusion. La pensée ne peut plus aller vers le rêve ou l’imaginaire, elle doit se concentrer sur l’analyse la plus directe des capacités du corps à s’adapter à la paroi.
Au-delà de 8000 mètres, la confrontation avec le réel devient une confrontation avec le réel du corps. Le manque d’oxygène change les perceptions. La pensée se ralentit, semble s’engluer. La coordination des mouvements devient plus difficile. Il faut penser ses gestes, tenir compte de sensations modifiées. Tout acte semble nécessiter une énergie presque introuvable. C’est-à-dire qu’il faut s’efforcer de penser pour rester en vie, et que la vie repose sur le désir de vivre.
Ce désir de vivre, qui donne la volonté de bouger encore est ce qui permet de survivre en altitude extrême. Il n’y a plus que cela : un désir, une volonté qui anime une pensée, et qui permet de garder le corps en mouvement. La morale, l’éthique, et la solidarité même disparaissent. Il y a peu, sur les flancs de l’Everest, des grimpeurs japonais ont croisé des alpinistes indiens en difficulté. Ils ont continué leur chemin, abandonnant les Indiens à la mort. Revenus au camp de base, ils se sont justifiés en disant qu’à cette altitude, la solidarité n’existe pas, qu’ils ne pouvaient porter secours sans risquer de mourir eux-mêmes. Et il paraît que sur le chemin du sommet de l’Everest, qui devient très fréquenté, on voit des cadavres qui dépassent de la neige....
Grimper à ces altitudes, c’est jouer avec la mort. Réussir une ascension nécessite une préparation méticuleuse, un plan bien construit que l’on respectera. Souvent, les alpinistes doivent attendre des jours et des semaines la bonne fenêtre météorologique : l’attente peut paraître très longue dans le camp de base, et est un combat avec le désir d’atteindre son objectif. C’est à ce prix que l’expédition peut réussir. Pour savoir attendre, il faut rester à l’écoute de soi, de ses besoins. Il faut ignorer la pression des autres, des médias. Il faut être convaincu que l’on fait le bon choix, se faire confiance à soi, ne pas dévier de la voie que l’on s’est tracée. Nombreux sont ceux qui sont morts parce qu’ils ont cédé à des pressions explicites ou non, parce qu’ils ont arrêté de s’écouter. Il y a Jean-Christophe Lafaille, alpiniste remarquable, mort alors qu’il était proche du sommet de son douzième 8000 mètres : lassé par l’attente d’une météo propice, soumis sans doute à des contraintes financières, il tente l’ascension alors qu’il est fatigué par plusieurs nuits passées à plus de 7000 mètres. Il disparaîtra lors de cette tentative. À l’inverse, Benoît Chamoux saura s’arrêter, un court moment du moins. En 1995, il est en compétition avec Erhard Loretan, un alpiniste suisse, pour parvenir à être le troisième homme à gravir les quatorze sommets de plus de 8000 mètres de la planète. Les deux hommes établissent leur campement à quelques mètres l’un de l’autre avant de donner l’assaut final au Kangchengjunga. Chamoux, ébranlé par la mort d’un de ses sherpas, retarde son départ. Il abandonne l’ascension à 40 mètres du sommet, en fin de journée, et réussit à rejoindre son camp de départ. Malheureusement, il disparaît le lendemain lors d’une nouvelle tentative.
Ces histoires d’alpinisme extrême ressemblent à une mise à l’épreuve de la pulsion de vie, de l’instinct de survie, jusqu’aux portes de la mort. Il est impressionnant de constater combien d’alpinistes se sont tués, alors qu’ils semblaient avoir déjà relevé les défis les plus dangereux. Comme si le seul défi presque insurmontable était de s’arrêter à temps. Leur détermination, leur désir de se battre, leur volonté de contrôler leur corps leur permet d’aller très loin, mais les laisse exposés à l’accident, à l’avalanche, au vice caché du terrain. S’ils contrôlent presque parfaitement leur corps, en dehors de l’instant d’inattention ou de défaillance, ils ne sont plus exposés qu’au danger qui vient de l’extérieur, au réel de la montagne et de ses pièges.
La plongée
À l’opposé, les plongeurs en apnée semblent bien seuls avec leurs corps : retirés dans leur monde intérieur, économes de leurs mouvements et même de leur activité psychique, ils paraissent s’affronter à leurs propres réalités biologiques.
Souvenez-vous du film « Le Grand Bleu ». Hué lors du Festival de Cannes, ce film fit cinq millions d’entrées en France. Il généra un engouement pour la plongée en apnée, notamment chez les adolescents, et un cortège de morts. Comment expliquer ce phénomène, qui fut une surprise à l’époque ? Il y a l’aspect romantique de l’histoire : deux amis, qui déjà enfants se défiaient à plonger plus profond et plus longtemps, se retrouvent dans la compétition pour le record de profondeur en apnée. L’un, Enzo, est la caricature du séducteur italien, jouissant des femmes et des plaisirs de la vie. L’autre, Jacques, est renfermé, ombrageux. Marqué par la mort de son père en plongée, il semble trouver refuge auprès des dauphins. L’amour d’une femme paraît le perturber, mais ne parvient pas à l’arracher à sa passion pour le Grand Bleu. Après la mort accidentelle d’Enzo, il plonge rejoindre les dauphins...
On peut reconnaître dans cette histoire un jeu avec la mort, un aspect ordalique et ténébreux propre à fasciner certains adolescents. Les flots sont présentés, à travers des images très séductrices, comme un monde fascinant, enveloppant, permettant de retrouver la paix, loin des tumultes de la terre. Les thèmes de fusion sont très présents dans le film, et les femmes sont à la limite de la caricature : d’une part la mère d’Enzo, mama italienne à laquelle le héros ne peut échapper que sous les flots. D’autre part Rosana Arquette, dans le rôle de la blonde assez blonde, éperdument amoureuse, mais qui ne parvient pas à créer une véritable relation avec Jacques. C’est un film sur une amitié entre hommes, mais avec des hommes qui sont restés des petits garçons, rêvant d’un univers maternel sans fond et sans fin.
Pourtant, ce film qui se veut romancé est par certains aspects en dessous de la réalité. Il contient des éléments qui viennent distraire les héros et les détourner de la passion pour la plongée en apnée. Il y a des histoires vraies qui sont pires que la fiction.
D’abord, « Le grand Bleu » a été inspiré par deux personnages réels, qui ont été des précurseurs de la plongée en apnée, et qui ont vraiment été en compétition pour des records de profondeur : il s’agit d’Enzo Maiorca et de Jacques Mayol.
Jusqu’aux premiers records d’Enzo Maiorca, on croyait que l’homme ne pouvait plonger à plus de cinquante mètres de profondeur, sans être tué par la pression de l’eau. En effet, l’apnée est différente de la plongée avec bouteilles. Un plongeur avec un scaphandre autonome respire un mélange gazeux qui lui est délivré à la pression de l’eau ambiante. En quelque sorte, son organisme est mis à la bonne pression par le mélange qu’il respire. Son corps est constamment équilibré et ses poumons sont remplis par des gaz à la pression correspondante à la profondeur atteinte. Par contre, en apnée, le plongeur part avec l’air qu’il a su inspirer dans ses poumons, et il se sentira réellement comprimé par la pression de l’eau, qui augmente d’un kilo par centimètre carré tous les dix mètres. On pensait donc qu’en plongeant au-delà de cinquante mètres le corps serait irrémédiablement écrasé et subirait des dommages majeurs.
Il y avait bien un récit qui contredisait cette théorie. En 1913, un navire de guerre avait perdu son ancre par 70 mètres de fond, au large de la Grèce. Un pêcheur d’éponges se proposa d’aider à rechercher l’ancre. Il réussit à accrocher un filin à l’ancre perdue. Il sera examiné par les médecins du bord, et décrira le poids de l’eau pesant sous ses épaules : en fait la pression de l’eau qui comprime son thorax. Ce récit sera plus tard la base des essais réussis de plongées en grande profondeur, par Enzo Maiorca et Jacques Mayol.
Leurs performances reposent sur la détente du corps, et la minimisation de la consommation d’oxygène. Pour cela, il s’agit de se laisser aller, d’accepter la pression de l’eau, la sensation d’écrasement. Il faut cultiver sa souplesse, laisser les muscles se détendre, permettre au diaphragme de remonter au fur et à mesure de la compression des poumons. Lors d’une descente dite en « poids constant », le plongeur palme en douceur vers le fond. Mais cela nécessite encore un effort musculaire et une consommation d’oxygène. Pour aller plus loin, pratiquer ce que l’on appelle le « no limit », c’est-à-dire le type de plongées montrées dans « Le Grand Bleu », l’apnéiste descend le long d’un câble, tiré par une gueuze de plus de 30 kilos. Il remonte, accroché à un ballon gonflé d’air. La performance se fait en moins de trois minutes pour des profondeurs dépassant les 100 mètres.
Les sensations sont particulières. Écoutons Umberto Pelizarri, détenteur de plusieurs records :
« J’inspire une dernière fois.... Sous l’eau, je ne pense plus à rien. Un sentiment de liberté, de légèreté m’envahit....Je n’ai aucune sensation physique à part la pression de l’eau sur mes tympans qu’il faut que je contrôle... Le bien-être que je ressens est à son paroxysme. Mon pouls bat à 10 pulsations par minutes. Comme dans Le Grand Bleu, j’ai envie de rester au fond tellement je m’y sens bien. »
Umberto Pelizzari
En fait, l’immersion provoque assez rapidement une bradycardie. Il semble que vers les 60 mètres de profondeur, sous l’effet de la pression, le sang se déplace des extrémités vers les poumons et que cela provoque une sensation de bien-être. (En ayant l’esprit mal tourné, on pourrait dire que le plongeur se comporte comme un pénis en érection, dans un milieu assez humide...)
Une des difficultés est d’équilibrer la pression sur les tympans. Certains parviennent à laisser l’eau pénétrer leurs sinus pour équilibrer les pressions. Pour limiter la consommation d’oxygène, les apnéistes mettent l’accent sur les techniques de relaxation, de yoga, de méditation : certains disent qu’il faut tenter d’arrêter de penser pour diminuer les besoins en oxygène du cerveau.
Tout cela va dans le sens du lâcher-prise, du laisser-aller, de l’abandon à la mer. Contrairement à l’alpiniste qui lutte, et qui concentre sa pensée sur son effort et ses gestes, le plongeur recherche la fusion, la dissolution, la disparition de son être. La frontière avec la mort devient ténue. Écoutons Enzo Maiorca :
« Un record en apnée est très différent de tout autre record. Sur terre, la performance s’arrête à la distance atteinte. On peut alors respirer normalement. En apnée, c’est quand on a atteint la profondeur fixée que le vrai combat commence. Un combat pour la vie à reconquérir. C’est comme si on allait renaître, mais il faut gagner cette nouvelle vie. Il faut que le corps tout entier le veuille. La vie est à la surface, à l’air libre. Là où se trouvent les êtres que l’on aime. Dans le Grand Bleu, rien ne rattache les recordmen à la vie, à la vie sur terre. C’est pour ça que les personnages du film veulent rester au fond. Ils s’y sentent bien. Leurs plongées sont un défi à la mort animé par des tendances suicidaires. »
Enzo Maiorca.
Enzo Maiorca a arrêté la course aux records. Il est toujours vivant, ce qui est en soi une performance. Son rival, Jacques Mayol a atteint 105 mètres de profondeur à l’âge de 56 ans. Comme dans le « Grand Bleu », il se passionnait pour les dauphins et tenait un discours où il était question d’un retour mythique au milieu liquide. Il finit par se pendre, dans ce qui ressemble à un état mélancolique. Après tout, la mélancolie n’est-elle pas un état où la disparition du désir plonge dans un monde liquide et noir, où les formes et les limites s’estompent ? Et avec elles ce qui sépare la vie de la mort....
Serge Daney, critique des Cahiers du Cinéma, fut très sévère par rapport à Jacques Mayol et au Grand Bleu : il le qualifiait de « héros postmoderne par excellence, celui de l'individualisme démocratique de masse : un corps sans organe, hors sexe, hors langage, hors désir, programmé pour effectuer un seul mouvement, un séduisant automate ».
Les records de plongée en apnée ont un côté dérisoire. Ils apparaissent sur les vidéos comme une descente et une montée en ascenseur, non pas vers l’échafaud, mais vers un néant. Ceux qui la pratiquent, au péril de leur vie, y trouvent un sens : une sensation de fusion avec l’élément liquide, l’impression de former un tout sans failles, sans manque. Le corps et le psychisme s’y rejoignent dans l’absence de pensée. L’être - ou le non-être - se concentre dans une sensation immédiate et totalitaire. L’instinct de survie est mis à l’épreuve dans l’abandon, la dissolution du désir. L’expérience ne dure que quelques instants, mais ce sont des instants dans l’antichambre de la mort.
Et les soins palliatifs ?
On peut poser la question de l’éthique : est-il moral de participer de près ou de loin à de tels jeux de cirque ? Cette question n’est pas seulement théorique. Il y eut un moment où des instances sportives décidèrent de ne plus enregistrer les records de plongée en apnée, vu le danger qu’elles représentaient.
En fait la question peut être : peut-on tolérer des agissements où des hommes et des femmes se mettent en danger, pour des motivations qui restent incompréhensibles à la plupart des humains ? Cette question touche à l’idée de liberté. Elle n’est pas anodine à notre époque, où la prévention des risques et le principe de précaution sont très présents. Quelqu’un qui se met en danger lui-même a-t-il aussi une responsabilité collective et sociale ? En France par exemple, les secours peuvent être facturés à la victime d’un accident d’alpinisme, de spéléologie, ou à tout autre pratiquant d’une activité dangereuse. Un débat a même surgi récemment pour savoir si l’état pouvait se faire rembourser une rançon pour des journalistes pris en otage en Afghanistan. Ce sont là des circonstances exceptionnelles, mais la question n’est pas très différente quand il s’agit de la vie quotidienne. On peut prendre l’exemple du tabagisme : est-il moral de mettre sa santé en danger ? On arrive vite à un point de rencontre entre une éthique personnelle et solitaire, et une éthique sociale et relationnelle. Quelles obligations ai-je vis-à-vis de moi-même ? Et quelle obligation vis-à-vis des autres, que ce soit ceux que j’aime, où simplement ceux qui font partie de la société dans laquelle je vis ?
La question de vouloir-vivre, de pourquoi vouloir vivre encore, se pose quotidiennement en soins palliatifs.
Je vous ai dit au début de cet exposé que l’idée m’en était venue à l’époque où je travaillais en soins palliatifs. J’avais été frappé de la similitude apparente entre les vécus des alpinistes ou des plongeurs en apnées, et ce que manifestaient des patients en fin de vie. Les uns se battent encore, mobilisant ce qui leur reste de force pour vivre encore. D’autres refusent les combats perdus d’avance et se laissent aller : ils n’abandonnent pas nécessairement la vie, mais semblent concentrer leur énergie là où elle peut encore servir, là où il reste encore de la vie. On peut croire en tous cas que le psychisme et le corps interagissent fortement dans ces circonstances : l’esprit met en oeuvre un instinct de survie, mais l’état du corps limite la capacité à penser, sentir, percevoir.
Chacun garde sa part de mystère dans ses circonstances extrêmes. Et travailler en soins palliatifs, c’est accepter ce mystère. C’est accepter que l’on ne connaîtra pas le dernier mot de l’histoire, que l’on ne connaître pas les ultimes jardins secrets de l’autre. C’est-à-dire que l’on respectera son altérité et donc sa liberté.
Il s’agit d’une frontière pas toujours facile pour les soignants. Accepter de renoncer à l’art de guérir pour les médecins. Accepter la déchéance des corps. Accepter de ne pas comprendre, ce qui est parfois frustrant pour les psys...
D’une certaine façon, faire des soins palliatifs, c’est reconnaître les limites de son art, c’est se confronter à la frontière et au manque. Ce n’est certainement pas une plongée en apnée où le pratiquant recherche la dissolution apparente des limites. Cela n’a pas l’âpreté de l’alpinisme, mais il y a quand même quelques petites montagnes psychiques à gravir, et à vérifier que l’on reste du côté de la vie.
Chacun trouve ses propres motivations à travailler en soins palliatifs, et la qualité des soins sera le signe de l’honnêteté de l’engagement personnel. Pour moi, une de mes motivations a été le désir de connaître et de comprendre. Je crois qu’elle est partagée par d’autres.
Je vous remercie.
Le 14 novembre 2010
Daniel Desmedt
Psychiatre,
photographe,
chef de service de psychiatrie des hôpitaux Iris Sud