Comment l’évolution de la psychiatrie a influencé l’éthique.

Daniel desmedt

Psychiatre, photographe, chef de service des hôpitaux Irss Sud

L’éthique est une philosophie morale : elle tente de définir le bien, les devoirs, les limites. Elle est intimement liée à la culture, à l’époque, et donc varie selon les lieux et le temps. Elle concerne potentiellement tous les champs de la vie sociale. Elle est en relation avec le droit, et on espère qu’elle ne soit pas absente du champ politique. Elle concerne ce qu’un humain peut faire à un autre humain.

L’éthique a toujours été une préoccupation majeure de la médecine. C’est le « Primum non nocere », « Avant tout , ne pas faire de mal » que l’on retrouve chez Hippocrate en 410 avant Jesus Christ. Même si ce principe a traversé les siècles, l’éthique a évolué au cours des temps et des lieux. C’est le cas par exemple du positionnement par rapport à l’avortement, qu’Hippocrate condamnait, et qui reste un interdit religieux notamment dans le catholicisme. La question du droit à l’avortement est restée liée au droit des femmes, qui ont longtemps été considérées inférieures à l’homme. Elles n’ont eu le droit de vote qu’en 1944 en France, et en 1947 en Belgique. Dans notre pays, elles n’ont pu ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari qu’en 1976, et il a fallu attendre 1990 pour que l’interruption volontaire de grossesse soit légalisée. La loi venait donc, après de longs errements politiques et sociaux donner une confirmation à ce qui était depuis longtemps l’objet de débats éthiques.

L a psychiatrie a toujours été intimement liée aux questions éthiques. On peut même dire qu’elle a été engendrée par l’éthique. La société ne savait que faire des fous, des insensés, des débiles, de ceux qui troublaient l’ordre social et semblaient échapper à la religion et à la morale. Longtemps, les fous ont été traités comme les délinquants, les voleurs et les prostituées. Quand la lèpre a reculé, après la fin des croisades, les léproseries sont devenues des hospices ou des asiles, où l’on tentait de rééduquer les insensés par le travail. Le siècle des Lumières a posé la question de la responsabilité : si un insensé souffrait d’une aliénation de la raison, il ne pouvait être tenu responsable de ses actes, ou accessible à la justice. Il fallait le mettre à l’écart, non pas pour son bien, mais pour protéger la société, l’église, ou l’honneur de sa famille. Ces décisions n’étaient pas nécessairement justifiées par un avis médical, et pouvaient être le fait d’un père soucieux de l’honneur de la famille.
L’internement était donc une décision sociale, d’ordre public. Et au dix-huitième siècle, la folie était parfois une façon de qualifier ceux qui ne se pliaient pas à l’ordre social.

On trouve un exemple cité par Michel Foucault dans « L’histoire de la folie à l’âge classique » (Edition La Pléiade, page 161)

« Une femme âgée de seize ans dont le mari s’appelle Beaudoin… publie hautement qu’elle n’aimera jamais son mari, qu’il n’y a point de loi qui l’ordonne, que chacun est libre de disposer de son coeur et de son corps comme il lui plaît, mais que c’est une espèce de crime de donner l’un sans l’autre. » Cela se passe à la fin du dix-huitième siècle, et ce discours fort et déterminé passe pour une folie morale. C’est-à-dire que ce n’est pas la rationalité qui est atteinte, mais que l’on y voit une incapacité à intégrer la morale socialement partagée, et un défaut de volonté de se conformer aux usages et aux lois.

Il est clair que la lecture que l’on fait d’un problème dépend du point de vue. Et ce point de vue est marqué par le contexte social et culturel de l’époque. Ce n’est pas nécessairement la nature du problème qui change, bien qu’elle dépende aussi du contexte. C’est aussi le regard de l’observateur et les références qu’il utilise. Ainsi au moyen-âge, le fou risquait d’être considéré comme possédé par le démon. Puis au dix-huitième siècle, la folie était parfois assimilée à la bestialité : le fou était comme un animal sauvage, et il fallait le maîtriser et le mettre à l’écart. Les philosophes du siècle des lumières insistèrent sur un défaut de la raison, une carence du raisonnement logique qui altérait le jugement. Le siècle suivant allait voir la naissance de la psychiatrie, avec les premières tentatives d’identification des maladies mentales de l’ère moderne - lesquelles faisaient la synthèse d’éléments parfois identifiés dès l’antiquité (par exemple la mélancolie, et son alternance avec des états maniaques, que l’on appela folie circulaire au début du 19ème siècle).

Plus près de nous, au début des années 80, la psychiatrie se trouvait à la croisée des chemins.

En 1980, la psychiatrie était encore marquée par l’école française, qui intègre le modèle psychanalytique à une pratique psychiatrique assez médicale. Un tableau clinique est déterminé en partie par l’histoire personnelle et familiale du patient, tout en y incluant des désordres du fonctionnement psychique et parfois des éléments génétiques encore difficiles à identifier. Donc, pour arriver à un diagnostic, il fallait prendre le temps d’écouter le patient, de l’interroger sur son histoire. Il fallait également être sensible au mode de relation qu’il établit avec le soignant, et à la structure du discours. Tout cela nécessitait une grande finesse, et une expérience qui se développait au fil des années. Il en résultait une clinique extrêmement riche, pleine de nuances et de controverses. On distinguait ainsi les schizophrènes des paraphrènes, la paranoïa du délire des sensitifs de Kretschmer. Si on avait de la chance, on pouvait un jour tomber sur la folie raisonnante de Sérieux et Capgras, à ne pas confondre évidement avec l’illusion des doubles de Fregoli. Et bien sûr la névrose de caractère n’avait pas grand-chose à voir avec la névrose hystérique, qui elle, prenait parfois la forme d’un syndrome de Briquet.
La richesse des diagnostics était d’autant plus grande qu’il y avait peu de recherches épidémiologiques d’envergure, et que le savoir était partagé à travers des études assez fouillées de cas individuels.
Vous n’avez sans doute pas compris grand-chose à la liste très incomplète que je viens d’énoncer, mais je peux vous assurer qu’à l’époque les médecins des autres spécialités n’y comprenaient absolument rien, et que seuls les neurologues tentaient parfois, à leurs risques et périls, de s’aventurer sur ce territoire, sous le regard condescendant des vrais psychiatres, qui pouvaient disserter des heures sur l’existence contestée de la psychose hystérique.

Ainsi, les psychiatres restaient maîtres de leur territoire. Chaque patient était considéré comme une personne singulière, et ses symptômes parlaient de son histoire individuelle. Pour tenter de le comprendre, il fallait non seulement avoir accumulé des années de pratique, mais aussi se connaître soi-même. Dans les années 50, et même encore dans les années 80, devenir psychiatre impliquait souvent d’être passé sur le divan d’un psychanalyste, ou d’avoir fait une thérapie personnelle, sous une forme ou l’autre.
L’usage des médicaments n’était pas beaucoup plus clair. On disposait de quelques antidépresseurs, de neuroleptiques, de calmants divers et de lithium, sans oublier les électrochocs. Leur mode d’action était connu dans les grandes lignes, avec un certain flou, qui laissait finalement les psychiatres assez libres de leur usage. Et ils ne se gênaient pas pour compliquer leur prescription à un niveau digne de la complexité de la clinique. Ceci donnait parfois des résultats heureux, mais avait sans doute l’objectif inavoué de rendre le champ de la psychiatrie plus impénétrable encore aux non initiés.

La psychiatrie que je décris s’était développée en France. Elle correspondait bien au raffinement de la culture, à l’amour de la langue et de la littérature, à l’attirance pour la philosophie. Elle correspondait aussi à un monde hiérarchisé, fort structuré, où des mandarins régnaient en maître absolus sur leurs services. Elle s’était développé dans de grands asiles, véritables cités à l’écart des villes, où les patients n’avaient pas beaucoup de droits. Pendant la guerre, les internés avaient été négligés, abandonnés, laissés sans ressources et souvent sans nourriture. Une exception est l’hôpital de Saint-Alban : le docteur François Tosquelle, qui a dû fuir l’Espagne de Franco à cause de son engagement républicain, y développe les premières expériences de thérapie institutionnelle, avec notamment des clubs thérapeutiques, mêlant sur un pied d’égalité soignants et soignés. Aussi il amène ses pensionnaires participer aux travaux des fermes attenantes, et évitera la famine.

Au cours des années 60 à 80, la psychiatrie sera secouée par plusieurs vagues : les mouvements issus de l’antipsychiatrie et l’essor des thérapies humanistes, le développement de la pharmacologie et de la psychiatrie biologique, l’implantation de la nosographie américaine.

Dans la lignée ouverte par Tosquelle, David Cooper et Ronald Laing au Royaume Uni, Franco Basaglia en Italie voudront ouvrir les portes de l’asile. Les hôpitaux psychiatriques étaient à leurs yeux des émanations du capitalisme. Les internés portaient les symptômes d’une société malade. Il ne s’agissait pas de les amener à se conformer à un modèle productiviste, mais de comprendre ce qu’ils exprimaient, et de tenter de soigner les maux de la société, ou au moins de créer des espaces qui échappaient à la folie de la société. C’est ainsi que Franco Basaglia créa les premières communautés thérapeutiques. C’est aussi le début des thérapies systémiques, où l’on parle non pas de malade mais de patient désigné par le système ou la famille. Le travail thérapeutique vise à qui trouver un nouvel équilibre du groupe pour que le symptôme ne soit plus nécessaire.

Le climat social et politique, avec les mouvements de décolonisation, les manifestations contre la guerre au Vietnam, mai 68, est favorable aux initiatives d’ouverture. On voit arriver de nouvelles formes de thérapie, comme la Gestalt, l’Analyse Transactionnelle, la Bioénergie, qui seront qualifiés de courant humaniste. L’accent est mis sur les événements marquants de l’histoire personnelle, sur les relations au sein de la famille, sur les interactions entre le corps et le psychisme, et la notion de maladie est repoussée à l’écart. Le thérapeute n’est plus intrinsèquement une figure d’autorité, mais est avant tout un être humain parmi les autres, qui a eu l’expérience de résoudre ses propres problèmes, et est susceptibles d’être interpelé par ses clients.

Ainsi, au début des années 80, la psychiatrie offre une lecture élargie des difficultés psychiques. Celle ou celui qui vient consulter un psychiatre est avant tout un être humain singulier. Il est considéré dans sa complexité, liée à une histoire personnelle remontant à celle de ses parents. Cette histoire s’est construite à travers les multiples relations familiales, et elle est aussi marquée par le contexte social et culturel. Elle peut être lue suivant différent modèles, qu’ils soient psychanalytiques, systémiques ou autres. Les symptômes ne sont pas nécessairement pris au pied de la lettre, mais sont aussi considérés comme un langage, comme l’expression d’une souffrance, d’un problème, d’un conflit intérieur. Le but de la prise en charge n’est pas simplement de faire disparaître un symptôme, ce qui risquerait de déplacer le problème, mais d’aider la personne à trouver son chemin, l’aider à être elle-même. Aller mieux, ce n’est pas nécessairement correspondre à un modèle, c’est se sentir bien avec soi, et capable de vivre en relation avec les autres.
On a dit qu’en médecine, la bonne santé pouvait se définir comme le silence des organes. En psychiatrie, la bonne santé serait plutôt une parole retrouvée, la liberté de s’exprimer, la possibilité de rencontrer l’autre.

Si cela a pu se passer ainsi, c’est aussi parce que la psychiatrie venait de connaître une révolution de la psycho-pharmacologie.

Les neuroleptiques ont été découverts dans les années 50, par Henri Laborit, qui expérimentait de nouvelles molécules en anesthésie. Cela a été une révolution. Des schizophrènes graves voyaient leurs hallucinations disparaitre et leur délire se calmer : les portes de l’asile s’ouvraient, et il devenait possible pour certains de retrouver une vie sociale. Puis ce fut la découverte, elle aussi par hasard, des premiers antidépresseurs, capables de lever l’humeur noire des mélancoliques.

Mais ces médicaments avaient leurs limites, qui en restreignaient l’usage, ce qui n’était finalement pas un mal. Les neuroleptiques avaient des effets secondaires qui apparaissaient rapidement, sous forme de tremblements ou de rigidité, et leur action n’était pas toujours confortable. On les réservait donc aux psychoses ou au grands états maniaques. Les antidépresseurs tricycliques, dont l’usage était assez délicat, n’étaient vraiment efficaces que dans les dépressions endogènes. Il fallait qu’une dépression soit clairement liée à une perturbation des neuro-transmetteurs pour qu’ils aient une chance d’agir, et alors ils produisaient des guérisons impressionnantes. Si l’indication était mal posée, s’il s’agissait d’une dépression réactionnelle à un événement particulier, ou liée à une structure de personnalité, ils n’apportaient pas grand-chose.

Donc pratiquer la psychiatrie en 1980 impliquait d’affiner le diagnostic de la situation, en tenant compte de l’histoire personnelle, du mode de relation, des circonstances de vie. Le nombre des situations par un simple traitement psychotrope était limité, et un psychiatre se devait d’allier une approche psychothérapeutique aux médicaments prescrits. Il valait mieux qu’il ait une conscience claire de son champ d’action, qu’il reconnaisse son impuissance et qu’il développe une collaboration active avec la personne qui le consultait. Le psychiatre restait avant tout quelqu’un, en relation, et soumis lui aussi à la condition humaine.

Deux changements allaient bouleverser ce style de pratique. La généralisation de la nosographie américaine, et l’apparition de nouvelles molécules, au premier rang desquelles le Prozac.

J’ai évoqué la complexité des diagnostics de l’école française. Deux points pouvaient être des obstacles à la recherche clinique. D’une part les diagnostics pouvaient varier d’une école à l’autre. D’autre part, le diagnostic était plus ou moins dépendant de la subjectivité de l’examinateur. Pour pouvoir développer des études épidémiologiques ou pharmacologiques plus fiables, il fallait disposer d’un système qui soit plus universel et plus neutre.

Les psychiatres américains allaient s’y employer, avec un pragmatisme très anglo-saxon.

L’école de Saint Louis fut la première à proposer une approche radicalement différente. Un diagnostic reposait sur la présence d’une liste de symptômes clairement identifiables par n’importe qui, et sur quelques renseignements anamnestiques clairs. Au départ cette classification identifiait une douzaine de maladies mentales, dont l’homosexualité : si le système se voulait objectif, il n’échappait pas aux a priori de l’époque. Ce modèle allait petit à petit s’étendre et se généraliser à l’ensemble de la littérature psychiatrique médicale. Chaque entité diagnostique était validée par des recherches épidémiologiques : il s’agissait d’établir une liste de symptômes et d’éléments qui permettait d’identifier un groupe de patients homogènes quant à son évolution et sa réponse au traitement. Cela donna naissance au Diagnostic and Statistical Manual, ou DSM, qui en est à sa cinquième version, et qui aujourd’hui propose quelques centaines de diagnostics. Chacun est élaboré sans aucune référence, ni à une école, ni à un modèle psychodynamique ni à une étiologie particulière, dans l’idée de garantir l’universalité de l’outil. En parallèle, furent développés toute une série d’échelles d’évaluation pour avoir une mesure, en principe neutre et objective, de la gravité d’un syndrome. Comme il s’agissait d’être politiquement correct, on évacua les termes de maladie, pour le remplacer par « trouble », et on évita les mots qui fâchent comme hystérique ou psychopathe.

Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
A part que l’enfer est pavé des meilleures intentions.

Le DSM est bien adapté à la recherche pharmacologique, en permettant d’avoir des échantillons de patients assez uniformes. Il est peut-être trop bien adapté.

Prenons le cas du Prozac, qui fut le premier antidépresseur inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine, mis sur le marché au début des années 80.

Il allait révolutionner la psychiatrie.

D’abord, il ne présente quasiment pas de risque létal, contrairement aux antidépresseurs tricycliques, ce qui est rassurant pour un médicament prescrit à des personnes potentiellement suicidaires. Ensuite, il a peu d’effets secondaires clairement identifiés, ce qui facilite sa prescription.
Et puis, surtout, il a des effets chez quasiment n’importe qui, et non plus sure une classe déterminée de dépressions.
Un des effets du Prozac est la mise à distance. Il diminue l’angoisse, par tellement par un effet sédatif, mais plutôt en installant un certain recul par rapport aux problèmes. Sous Prozac, la personne sait toujours qu’elle a tel ou tel problème, mais elle ne se tracasse plus, elle le contemple avec indifférence. Et le Prozac a évidemment un effet positif sur l’humeur, mais donne aussi l’impression d’avoir plus d’énergie, d’être plus productif. C’est donc le médicament idéal pour les cadres dynamiques surmenés : ils seront d’humeur plus égale, connaîtront moins de frustrations, analyseront les problèmes avec neutralité.
Quand le Prozac a été mis sur le marché, on a vu fleurir les articles vantant ses effets dans les magazines et les hebdomadaires d’information. On tenait enfin un médicament miracle.

Bien sûr, il avait quelques effets secondaires, notamment de baisser la libido. Si on ose une explication psychanalytique, on pourrait dire que le Prozac efface en partie le manque. Et notamment le manque qui pousse à chercher une satisfaction, le manque qui est à l’origine du désir. Mais finalement, il suffisait que chacun dans le couple prenne du Prozac et le problème était réglé : une tisane et au lit.

Pour en revenir à la psychiatrie, l’émergence du Prozac fait qu’il n’est plus nécessaire d’affiner le diagnostic de dépression. Si la personne se plaint d’humeur maussade, il suffisait d’un comprimé de Prozac et le problème était réglé en quelques semaines… du moins en apparence. En effet, dans les cas de dépression endogène ou mélancolique, le Prozac amenait une amélioration des signes, mais pas de véritable rémission. Certains patients gardaient des symptômes à bas bruit, mais ne s’en plaignaient plus, vu la relative indifférence induite par la substance.
Et le Prozac correspondait bien au DSM. Le diagnostic de dépression majeure était bien plus large et plus flou que les diagnostics de dépression endogène, réactionnelle ou névrotique développés par les écoles françaises. Environ 60% des dépressions majeures étaient améliorées par le Prozac et les molécules apparentées, alors que les antidépresseurs plus anciens avec un spectre d’action beaucoup plus limité.

Ainsi, avec le DSM et les échelles d’évaluation, on passait d’une clinique qualitative à une clinique quantitative.

Le patient n’est plus un être humain considéré dans son contexte, dans son histoire, dans son intégrité psychique. C’est un malade qui présente un ou plusieurs diagnostics, c’est-à-dire des séries de symptômes dont la gravité peut être mesurée par des échelles d’évaluation. Le but du traitement est de diminuer ou de supprimer les symptômes, sans trop se poser de question sur les changements de l’équilibre général ou de la vie de la personne.

Le diagnostic est basé sur l’existence du symptôme, sans en considérer l’origine, donc sans le mettre dans le contexte de l’histoire individuelle : le DSM, en principe, veut ignorer l’étiologie pour préserver son universalisme.

On voit parfois arriver des patients qualifiés par deux ou trois diagnostics DSM, sans qu’il y ait eu une réflection pour comprendre l’interaction entre ces diagnostics, ou sans chercher à les réunir par une étiologie commune.
Par exemple, il arrive que des personnes consultent pour un problème d’alcool, et qu’elles aient aussi une consommation importante de cannabis, et qu’elles fassent un usage plus ou moins régulier de cocaïne. Elles demandent à être hospitalisées pour leur problème d’alcool, mais ne veulent pas changer leurs autres consommations. Pourtant, derrière leurs abus, il y a des problèmes commun : un mal de vivre, une intolérance à la frustration, une difficulté à écouter leurs émotions. On ne peut pas traiter un être humain par morceaux, on ne peut pas faire abstraction de qui il est, une personne qui tente de se débrouiller avec la complexité de la vie.

La rencontre entre le DSM et l’industrie pharmaceutique peut aussi soulever des questions éthiques.

Il y a quelques années, une firme a fait la promotion importante pour l’usage de la quétiapine dans la dépression du sujet âgé. La quétiapine est un neuroleptique assez puissant, qui a des propriétés sédatives marquées. Imaginez une personne âgée dans une résidence du troisième âge. Elle se plaint sans doute de son sort, de la qualité de la nourriture, du personnel en sous-effectif qui ne répond pas assez vite à ses demandes. Elle ne trouve plus de sens à sa vie, n’a plus envie de grand-chose. Bref, elle coche une bonne partie des critères de dépression majeure. Donnez-lui de la quétiapine, et elle ne se plaindra plus. Une bonne partie de ses plaintes a disparu… et la personne n’existe plus vraiment, transformée en un être apathique et somnolent, qui n’a plus rien à dire.

Là est un des dangers de la psychiatrie à l’ère du DSM. Avant les traitements étaient basés sur un diagnostic, qui lui-même reposait sur une étiologie et un modèle de la construction du psychisme de l’être humain. Aujourd’hui, on choisit des médicaments en fonction des symptômes, avec un type de médicament pour chaque type de symptôme. Le but premier est devenu la suppression des plaintes, parfois en oubliant les effets secondaires induits. Ce qui aurait pu être expliqué par un diagnostic touchant l’ensemble de la personne se trouve morcelé en une série de symptômes ayant chacun leur traitement. En morcelant le diagnostic et l’approche thérapeutique, on peut oublier l’être humain, confronté à la complexité de la vie.

Prenons l’exemple d’une personne souffrant d’une dépression majeure mélancolique, avec une angoisse importante, des ruminations tournant autour d’un sentiment de dévalorisation et d’incapacité proche du délire. Une approche, en choisissant de traiter séparément les symptômes, est de lui donner des neuroleptiques en plus des antidépresseurs. Les neuroleptiques calmeront rapidement les angoisses et contrôleront les ruminations en inhibant la pensée. La personne paraîtra moins en souffrance, aura moins de ruminations anxieuses, mais restera dans un état d’indifférence et de vide existentiel. Si en revanche, on considère que l’ensemble des symptômes fait partie de l’état dépressif et disparaîtra quand la dépression ira mieux, on centre le traitement sur des antidépresseurs adéquats. Et l’on encourage la personne à participer à des activités, ce qui lui permettra de commencer à échapper à ses ruminations. Cela suppose qu’on lui apporte des points d’appui par des relations de soutien avec les soignants et l’entourage. On n’agit pas simplement sur la chimie, mais on rencontre la personne dans son humanité, en lui rappelant qu’elle fait toujours partie du monde des humains dont elle pouvait se sentir exclue.

Le danger pour la psychiatrie est de se construire sur des soustractions de symptômes. On supprime les plaintes, au risque d’oublier ce qu’il y a à construire. Et le risque est d’autant plus grand que la condition humaine est laissée de côté. C’est l’histoire de la personne âgée dans un home, à qui on donne des neuroleptiques pour qu’elle ne se plaigne plus. Mais a-t-on quelque chose à proposer face au vieillissement, à la mort qui approche ? Vaut-il mieux tout oublier, ou chercher à trouver des petits plaisirs dans les interstices de liberté laissés par un corps qui défaille ? Peut-on accepter la tristesse face à la perte d’un être cher, ou faut-il prescrire un antidépresseur « parce que cela pourrait aider, et que ça ne fait pas de tort ? » Peut-on accepter que notre époque apporte son lot de raisons d’avoir peur, que ce soit de la guerre ou du changement climatique ? Y a-t-il d’autres remèdes à l’éco-anxiété que la révolte et l’action?

On a vu que chaque époque avait une vision de la folie qui était déterminée par la culture et la société. Au moyen-âge, le fou était possédé par le démon, et il fallait l’exorciser, le brûler, ou l’enfermer à l’écart. A l’âge classique, la folie était soit la déraison, soit un retour à l’animalité, soit un désordre moral, qui faisait du libertinage une forme d’aliénation. Puis la folie est devenue une maladie pour laquelle la médecine a longtemps cherché des causes organiques ou anatomiques, avant que Charcot n’introduise la notion de trouble fonctionnel. Dans les années 60, les asiles étaient considérés par le mouvement de l’antipsychiatrie comme une émanation du capitalisme victorieux, et il semblait nécessaire de promouvoir des modèles de communauté thérapeutiques pour comprendre et soulager les laissés pour compte.

Alors, aujourd’hui, quel est le modèle de santé mentale dessiné par le DSM 5 ? Il n’est pas énoncé clairement, mais on le devine, si être en bonne santé, c’est de ne répondre à aucun des critères diagnostics, ce qui est devenu de plus en plus difficile, avec la multiplication des possibilités d’y entrer.
On imagine un être n’ayant pas d’états d’âme, ignorant largement la tristesse, la colère ou l’angoisse, un être performant tant au travail que dans sa vie affective et sexuelle, un être qui oublie la condition humaine et son âpreté. Une belle image, digne de la publicité, et de la communication, qui a remplacé la parole authentique. « Si on veut, on peut » semble être le message. On peut à condition d’oublier notre histoire, la singularité de nos désirs, les limites qui font partie de la vie.

Le meilleur des mondes devient un cauchemar éveillé.

Daniel Desmedt
20 mai 2024.